CHAPITRE ENTIÈREMENT NOUVEAU
— Monsieur va vous recevoir, m'omet le valet de chambre à gilet rayé.
On se croirait dans une pièce de Sacha Guitry.
Avec Sacha Guitry dans le rôle du valet de chambre. C'est te dire que ce gus n'a pas l'air d'un vrai valeton. Il est dodu, frisotté, châtain clair avec un début de calvitie. Sa tenue fatiguée, ses joues pas rasées du jour, le col douteux de sa limouille surprennent confusément le visiteur de la part d'un garçon œuvrant pour un marchand de lessive.
Je regarde autour de moi avec cet œil antennesque de l'animal prenant conscience du nouvel environnement où il déboule. C'est somptueux et de mauvais goût (du moins par rapport au mien). Ça a dû coûter chérot, toutes ces glaces biseautées à cadre doré, ces tapis chinois, lourds comme du foin mouillé, ces meubles en laque incrustée sur lesquels tu vois des coolies portant des colis à l'aide d'un long bâton, des dragons vachement furax, des petits ponts en dos d'âne et des amandiers en fleur. Je te raconte pas les paravents, les tableaux de M. Jean-Gabriel Domergue où toujours la même gonzesse capiteuse, à capeline, bouche en violette, cils pareils à des pétales de tournesol, fait sa frivole comme sur une couverture d'almanach des années 50. Moi, tu connais ma pudeur ? Je veux bien te décrire des horreurs, telles que Charly Bonnus dépecé dans sa cloche de verre, mais l'épouvantable a ses limites et, justement, ce sont celles de l'art.
Le valet de chambre a la fermeture Eclair de son futal qui lui joue des tours, et elle n'est close que par la petite tirette immobilisée fort heureusement au point central de son parcours. Il n'en a cure et se déambule les couennes devant moi, comme un maton dans la travée du parloir pendant les heures de visite. Visiblement, il m'observe.
— Vous arrivez de là-bas ? nous demande-t-il avec une familiarité à tonnante.
— Qu'appelez-vous là-bas ? le forcé-je à préciser.
— De Haute-Savoie ?
— En effet.
— M. David va bien ?
Je garde le silence.
— Vous ne venez pas nous apprendre une mauvaise nouvelle ! s'indigne déjà l'épousseteur de néant.
— A vous, fais-je calmement, je ne viens rien apprendre du tout, c'est avec M. Blumenstein que je désire m'entretenir.
Pan ! T'as compris ? Chope ça et va t'acheter pour cinq francs de saucisson chaud, tranches pas trop minces.
Il pince ses lèvres, lève les yeux au ciel où un lustre de Murano brille de toutes ses trois ampoules non encore grillées (l'ensemble en comporte dix-huit).
— M. Blumenstein en a encore pour longtemps ? m'enquiers-je, car cela fait une dizaine de minutes que je poireaute dans un salon bourré des cauchemars énumérés ci-dessus.
— Il a une conférence de presse importante, comme tous les matins.
Là-dessus, un bruit de chasse d'eau éclate, dans le voisinage. Je soupire :
— M'est avis qu'elle est finie, sa conférence de presse.
Effectivement, le roi de la lessive Patemouille fait son entrée en rajustant ses bretelles. J'ignore l'idée que tu te fais d'un grand P.-D.G., mais si elle correspond à la mienne, tu risques d'être déçu par Blumenstein.
Imagine un petit bonhomme de soixante et des, avec un gros pif, des cheveux grisonnants ébouriffés, et au sourire duquel il manque une douzaine de ratiches (si bien qu'il a toujours vingt dents) et des mains noueuses comme des serments de vigne ou des sarments du Jeu de Paume. Quand je te cause que l'arrivant est petit, c'est pure charité chrétienne de ma part, car un auteur moins doué et moins bienveillant que moi, le cataloguerait nain sans la moindre arrière-pensée. Il porte un gilet de laine, effiloché aux coudes, un pantalon tire-bouchonné et de belles grosses pantoufles fourrées comme des truffes au chocolat.
— Bonjour, monsieur, qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre visite ? demande Blumenstein avec l'accent du Cantal.
Il sort de sa poche flasque comme un slip d'obèse amaigri un appareil à rouler les cigarettes et se confectionne un machin innommable qui me fait songer aux réalisations de notre cher Pinuche.
Tranquille, il attend.
La force des grands hommes d'affaires, c'est le calme. Ils se hâtent avec lenteur. Comme ils n'ont pas de temps à perdre, ils prennent tout leur temps. N'en laissent à personne. Lui, on vient lui parler de la part du médecin qui soigne son fils. Alors il attend ce qu'on a à lui dire. C'est le matin. Il n'est pas encore huit plombes. Il a pris son petit déjeuner et déféqué. Il va passer son costar et se faire conduire dans ses usines. Mais sans précipitation. Les types de son espèce ne se laissent pas impressionner par un cadran de montre. Le temps lui obéit, comme les hommes, comme les chiffres…
— Monsieur Blumenstein, je suis porteur d'une fâcheuse nouvelle à propos de votre fils.
Il ne bronche pas, et se contente de murmurer avant de filer un coup de menteuse sur la partie gommée de sa cibiche :
— Il est mort ?
— Oh, non !
— Alors, pourquoi fâcheuse nouvelle ?
Tant de self-control me sidère. Pour ce gnome, le seul fâcheux, c'est la mort. Sinon, tout est arrangeable.
Conscient de pouvoir tout lui dire, je me mets à tout lui raconter, en commençant par le début : l'enlèvement de Charly Bonnus, d'abord (il était au courant), le professeur, Catherine, les horribles expériences. Enfin, merde, je vais pas te bonimenter ce que tu sais déjà, ça aurait l'air de chiquer les remplisseurs. Je suis un tireur de coups, pas un tireur à la ligne !
Il esgourde en fumassant. Sa sèche dégage une fumée rappelant le brûlage des mauvaises herbes en automne. Il me file un petit coup de saveur intéressé, de temps à autre, montrer qu'il suit. Il a l'œil plutôt clair, bien que marron. Le domestique doit compter parmi les intimes de la maison, car il s'est assis dans un fauteuil et écoute également avec attention, poussant parfois une exclamation, lorsque le récit est particulièrement corsé ; prenant même son patron à témoin de l'extravagance de mes propos.
Enfin, je finis mon histoire et j'attends.
Blumenstein, a, quant à lui, terminé sa cigarette. Il dépose le minuscule mégot consécutif dans un cendrier en onyx qui représente un canard et demande :
— Pourquoi êtes-vous venu, vous, détective privé, me raconter l'affaire ?
— Parce que je crois que le deuxième acte va se jouer dans votre univers, monsieur Blumenfield.
— Blumenstein, rectifie le valet de chambre.
Le magnat a un geste indifférent.
— Laisse, Narcisse. D'ailleurs je m'appelle Michu…
Puis, à moi, les deux mains aux poches, le nez retroussé par une espèce de confuse colère rentrée.
— Et pourquoi est-ce que votre deuxième acte se jouerait-il dans mon univers, comme vous dites ?
Michu ! Il s'appelle Michu et a pris pour pseudonyme Blumenstein ! Tu sais qu'il est passionnant, ce bonhomme ! Il a dû se pointer d'Auvergne à vélo, il y a cinquante ans, livrer le charbon pendant des mois, chez un autre bougnat, et puis faire son chemin, quoi… Il a bossé, bossé, bossé, sans prendre le temps de s'éduquer. Il chamboule des destins, bâtit un empire en faisant des fautes de français et en le sachant, et en s'en foutant.
— Monsieur Michu, si les hommes de main du professeur ont embarqué votre fils, eux qui ne sont pas des savants et n'envisagent de faire aucune expérience, c'est pour en tirer profit. Sinon, pourquoi s'embarrasseraient-ils d'un garçon passablement… heu… diminué ?
— Donc, demande de rançon ?
— La chose me paraît probable.
— Eh bien, ils seront reçus compagnons ! Et, tu sais quoi ? Il éclate de rire. Un beau rire frais comme une biroute de collégien. A croire qu'un Arménoche lui propose un marché de dupe et qu'il l'envoie chez Plume, le perruquier des zouaves.
— Si la chose se produit, vous ne paierez point ?