Il se lève, se penche sur moi, ce qui, compte tenu de l'exiguïté de sa taille, ne l'oblige pas à un arc de cercle trop fermé.
— Vous m'avez regardé, jeune homme ? Je veux dire, bien comme y faut ? Non ? Alors faites. Et dites-moi ensuite si j'ai la gueule à verser des rançons. Voulez-vous que je vous cause net ? Les gens actuels sont des œufs ! Des débiles. Ces histoires d'otages, tout ça, moi, je me marre. C'est pleutres et poltrons minettes, cette racaillerie. Foireux ! Tous, à qui mieux mieux. Le monde devient une immense chiotte où tout un chacun pose culotte, et quand il n'a pas le temps de poser culotte, il fait dans son froc. J'ai honte. Alors s'ils veulent me rançonner, vos dégourdis, qu'ils s'amènent, je les attends, on les attend, pas vrai, Narcisse ?
Le valet de chambre qui vient d'allumer une cigarette, lâche, en même temps qu'une somptueuse bouffée :
— Tu parles !
Tiens, il tutoie son patron. Michu-Blumenstein a dû réaliser ma stupeur, car il laisse tomber :
— Narcisse est mon cousin. Nous autres, Auvergnats, on est un peu comme les Italiens : celui qui réussit fait une situation aux membres de la famille !
Gilet rayé, tu parles d'une promotion sociale ! Le petit homme pose une pantoufle. Sa chaussette est trouée à son extrémité, démasquant un gros orteil en grand deuil. Il tire sur le bout de la chaussette, le replie sous ses pinceaux et renifle sa charentaise.
— Donc, les complices du professeur ont disparu sans laisser de trace ?
— La police helvétique enquête.
— Et le chauffeur, ce type chez qui vous avez été agressé. Puisqu'il avait un restaurant, on doit…
— Le restaurant appartient à sa sœur qui jure ses grands dieux ne rien savoir. Son frère est venu d'Espagne assez récemment et elle ignorait tout de ses activités.
— Qu'elle dit !
— Il ne nous a pas été possible de lui faire dire autre chose. Je vous prie de remarquer que sur le territoire suisse je n'ai pas la moindre qualité pour conduire une enquête.
— En somme, sans vouloir vous vexer, mon garçon, vous êtes bon à quoi ? A venir monter la garde près de mon téléphone dans l'attente d'un coup de fil hypothétique ?
Narcisse s'offre un long rire grelotté. Pas méchant pas très con, mais satisfait.
— Ça t'amuse ? rouscaille Michu.
— Non, convient loyalement le valeton.
— Alors te mets pas à braire, couillon !
Là-dessus, une daine fait son apparition, sans prévenir. Une dame, que tu peux pas savoir comment si je te la brosse pas de tout mon talent. Une dame dégringolée de la toile d'un symboliste belge, genre Knopff. Habillée en grande dame du siècle précédent, le cheveu flou coiffé relevé-gonflant, le visage plâtreux pire qu'une façade fraîchement ravalée, avec, aux joues, un rond vermillon. Elle est ultra-ridée, la chérie, craquelée profond sous ses fards. La bouche violette. Du mauve autour des yeux. Vêtue de tulle cyclamen (dancing), très vaporeuse, très folle de Chaillot. Elle tient, comme un sceptre (elle ce serait plutôt un spectre) un long fume-cigarette en or massif à l'une des extrémités duquel se consume une cigarette égyptienne qui sent le papier d'Arménie.
Elle marche vers notre groupe. Pointe sa cigarette contre Michu et déclare :
— J'ai tout entendu !
— M'étonne pas de toi, vieux fantôme ! rétorque le créateur de la lessive Patemouille, faut toujours que t'aies l'œil ou l'oreille collés à un trou de serrure. Un de ces jours, je vais y enfiler une aiguille à tricoter et on t'entendra gueuler, ma salope !
Un temps.
Il me désigne l'apparition.
— Je vous présente ma garce de femme, dit l'aimable faux nain.
La dame m'octroie une inclination de la nuque, très douairière. Puis, réitérant le coup du fume-cigarette accusateur :
— J'ai tout entendu, Anatole. Vous êtes un beau fumier. Ainsi vous refuseriez de payer pour récupérer notre cher petit ?
— Catégoriquement ! se met à trépigner Michu. Il est jobré, ton fils, espèce de radeuse ! T'en fais quoi, de ce dingue, hein, la vieille ! Un pensionnaire d'asile ! A combien la pension ?
— Cinq mille par mois, récite Narcisse.
— Multiplié par douze, ça nous donne 6 millions.
Il ouvre grande sa main gauche et brandit le pouce de la droite.
— Six ! Et c'est sans espoir. Six millions pour un abruti qu'est même pas de moi, bordel ! Faut être le dernier des pigeons pour se laisser plumer pareillement ! Alors tu parles, qu'ils en fassent des choux ou des raves, de ce tordu, je m'en bats l'œil !
Puis, me prenant à témoin après avoir pris son épouse à partie :
— Un gosse qu'est pas de vous, bon, y a des circonstances. Mais pas de vous et fou, hein ? Cette grande vache l'a eu avec Narcisse. Pas vrai, Narcisse ?
Acquiescement muet, mais vigoureux de l'interpellé.
Michu reprend :
— Et encore, faudrait être certain, salope comme elle le fût, cette grande came, pas vrai, Narcisse ?
— Ah, ça, renchérit lâchement Narcisse.
— Il était pas de moi puisque moi j'étais deux mois en Amérique du temps qu'on l'a conçu. Ça, officiel : pas de moi. De Narcisse, c'est le seul espoir.
Dans un sens, il a le culte de la famille, Michu. Narcisse prend l'air contrit d'un maquignon dont le bourrin qu'il est en train de vendre comme étant une pouliche de l'année, vient de perdre son dentier et sa crinière.
Je regarde se malaxer le linge sale des Michu dans la machine à laver familiale, et puis le téléphone sonne !
Oui, voilà, il sonne. C'est pas de la sonnerie délicate, somptueuse à l'oreille, pour tympans bourgeois, mais du robuste carillon de petite gare.
— Qu'est-ce t'attends pour répondre, grand branlé ? jette le roi de la lessive en paillettes à son cousin-rival-valet de chambre.
Narcisse quitte son siège pour faire pivoter un Jean-Gabriel Domergue qui sert de porte à une niche recelant le bigophone.
— Ouais, j'écoute, annonce-t-il.
Et, effectivement, il écoute. Il écoute en fronçant ses sourcils épais d'auverpiot, en croisant ses yeux à tendance biglouche.
— C'est qui est-il ? demande Michu, impatienté, dont les tournures de phrase ne vont pas sans rappeler celles de Béru.
— Je vous le passe ! déclare le cousin-cocufieur-épousseteur.
Et il murmure en brandissant le combiné comme un qui ne fait pas le poids, mais des haltères :
— Quéqu'un qui veut te donner des nouvelles à David.
La vieille Chaillotte en profite pour placer sa tirade d'aînée :
— Mon fils ! Mon enfant ! Mon tout petit ! La chair de ma chair !
— Ta gueule, bourrique, la calme son époux en lui décochant au passage un coup de genou dans le baigneur.
Il arrache l'appareil des mains serviles du cousin-géniteur-ouvreur de portes.
— Blumenstein ! annonce-t-il. C'est qui donc, à l'appareil ? Pourquoi t'est-ce, s'il vous plaît, que vous direz pas votre nom ? Un coup de téléphone sans nom, c'est un coup de téléphone anonyme. J'ai pas l'habitude de causer avec un coup de téléphone anonyme. Salut !
Et il raccroche.
La vieille plâtrée se roule en crise sur le tapis chinois.
— Misérable ! Assassin ! La vie de mon enfant, de mon tout bébé !
Mais Michu n'est pas accessible à la pitié :
— Narcisse, tu veux me foutre un coup de pied dans la gueule à cette vieille saucisse, manière de la faire taire, bordel, qu'on ne s'entend plus ?
— D'accord, dit Narcisse.
Et il administre de bonne grâce un coup de tatane dans le flanc de dame Michu, laquelle baisse aussitôt ses lamentations de plusieurs décibels.
— Eh ben, me dit l'industriel, j' crois que vous aviez raison. Ça commence déjà !
Sur ce, la sonnerie de passage à niveau reprend et lui reprend le combiné.