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— Mais, c'est la première fois que nous nous rencontrons, monsieur, vous ne me connaissez pas !

— Justement, réponds-je, une personne comme vous, aussi totalement sublime, je trouve miraculeux qu'elle ait franchi de son plein gré ma misérable porte, pour pénétrer dans ce honteux bureau et parler à la loque infâme que je suis. Et alors, je m'écrie : « Vous ici ! » Parce que cet instant féodal, prodigieux, rédempteur qui m'échoit provoque en moi un sentiment d'incrédulité que renforce aussitôt un sentiment d'infinie reconnaissance.

« Je ne puis me retenir de prier, fais-je en me jetant à genoux, puis en me signant, en me contresignant, en me consignant, en me désignant. Loué soit le Seigneur, mon divin Jésus créateur de toutes choses et principalement de vous ! Vous êtes la plus belle de ses réalisations. La plus éclatante ! La mieux blonde ! Possédant les yeux bleus les plus véritablement bleus, au point qu'avant d'y poser les miens, j'appelais bleu des couleurs qui faisaient seulement semblant de l'être, et si mal ! Vous avez la peau la plus irrésistible pour celle de mes doigts. Votre bouche est la plus belle bouche qui se puisse concevoir. Ah, belle venue, non seulement vous êtes la plus TOUT, mais vous êtes en outre la première fois que je vous vois ! Merci à toutes les puissances existantes ou supposées, prévisibles et impossibles. Merci aux êtres, aux conjonctures, aux ingrédients qui se sont rassemblés pour vous permettre. L'émotion m'envahit, elle me submerge. Ça y est, voyez mes joues : elle coule. Oh, oui, pleure de bonheur, homme fortuné dont une telle créature a poussé la porte ! Non, ne bougez pas, asseyez-vous dans ce fauteuil et regardez comme je vous regarde bien. Les yeux sont, dit-on, la fenêtre de l'âme, laissez-moi ouvrir les miennes et contemplez un cœur qu'éclaire le plus flamboyant des enchantements. »

Ma visiteuse s'assoit.

Croise ses jambes.

Connasse ! Elle porte des collants. Douché, je me relève :

— Cela étant dit, mademoiselle, qu'esquimeau l'oi-gneur de votre physique ? Je veux dire ; qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre visite ?

Elle a légèrement entrouvert ses lèvres à la Jean-Gabriel Domergue. Ses dents nacrées scintillent. S'agit-il d'un sourire ?

— Vous accueillez de la sorte toutes vos visiteuses ? demanda-t-elle.

— Oh, que non pas : certaines ont droit à un baiser, d'autres à un seau d'eau.

Je contourne mon burlinguet, me place bien droit dans de fauteuil pivotant.

— Pour en terminer avec ce que j'ai eu le privilège de vous exposer dans la rubrique précédente, mademoiselle, vous êtes réellement l'être vivant le plus beau et le plus gracieux qu'il m'ait été donné de voir à ce jour. Je suis disposé à vous consigner la chose sur papier libre, au cas où un tel document vous serait d'une quelconque utilité. Je dois ajouter encore ceci, grâce, ou plutôt à cause, d'une indiscrétion de votre jupe, j'ai pu constater que vous portiez cette espèce de carapace ignoble que vous autres femmes appelez collants et qui nous donne, à nous autres hommes, la pénible sensation d'avoir perdu le sens tactile. D'ordinaire, cette armure soyeuse est pour moi rédhibitoire. Eh bien, ravissante visiteuse, je suis disposé à passer outre et, si le cœur vous en prenait, à me comporter comme si le plus précieux de vos biens ne se trouvait pas sous cellophane.

— Vous êtes San-Antonio ? demande la rarissime beauté, d'un ton, non pas de doute, mais d'évidente satisfaction.

— Pour servir à tout, et même à rien, mademoiselle.

— J'ai beaucoup entendu parler de vous.

— Pas suffisamment, mademoiselle, laissez-moi compléter votre documentation ; je ne suis pas une œuvre d'art, pourtant j'ai la conviction de mériter un détour.

— Eh bien je l'ai fait, plaisante l'adorable (et comment !) créature.

Elle entre dans le jeu. Bonno ! Combien de jouvencelles déjà ont commencé par pénétrer dans mon jeu avant de pénétrer dans mon lit ? Combien, dis-tu ? Oh, plus que ça, l'Artiste ! Beaucoup plus…

— Et ce détour pour lequel je ne remercierai jamais assez fort la Providence, qui l'a motivé ?

Elle jette un journal roulé mince sur mon bureau.

— La dernière édition de France-Soir, répond-elle.

Il est des regards interrogateurs plus incisifs que des questions verbales !

— Lisez, me répond-elle, c'est à la une.

Je détortille le parchemin gluant d'encre fraîche. Un titre explose en première page :

« L'Héritier de la lessive Patemouille kidnappé. »

Dis donc, il n'a pas fait long pour ameuter la garde, le papa Michu. Il casquera la rançon, mais il entend l'amortir en publicité…

Je lis le papelard où se trouve à peu près résumé ce que tu sais déjà si tu n'es pas trop amnésique. Mes potes de la presse m'ont fait une fleur en signalant que j'ai déjà anéanti la tronche du réseau puisque ayant démasqué les agissements de l'odieux professeur Klapusky (qu'ils ont surnommé le nouveau docteur Mabuse, si je ne m'abuse)…

Une photo illustre la nouvelle à sensation : celle de David Michu-Blumenstein. Un garçon môme, au regard vide, à la mâchoire écartée et dont une pommette s'adonne d'un grain dit de beauté absolument dégueulasse.

— Oui ? demande-je, ma lecture achevée. En quoi cela vous concerne-t-il, ô rêve vivant ?

Elle prend une cigarette dans son sac à main. A peine l'a-t-elle introduite là où j'aimerais pour ma part glisser une chose également cylindrique mais d'un diamètre autrement considérable que je suis devant elle, flamme au poing, comme un modèle réduit de la statue of the Libertate.

— Je m'appelle Patricia de la Grabotte, j'habite chez mes parents, au Vésinet, et papa m'offre chaque année pour mon anniversaire un cabriolet Mercedes.

— S'il continue ainsi, quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, vous vous trouverez à la tête d'une fort belle écurie.

Elle pouffe.

— Je veux dire que mon père renouvelle ma voiture chaque année. C'est ainsi que mon anniversaire ayant eu lieu avant-hier, je roule dans une voiture neuve.

— Happy birthday to you, mademoiselle de la Grabotte.

Et alors ?

— Tout à l'heure, comme je traversais un discret carrefour du Vésinet, un automobiliste qui roulait comme un fou, malgré la limitation de vitesse à 40, m'a embouti.

— Le monstre !

— L'homme en question, monsieur San-Antonio, c'était lui.

Et elle tapote la photographie du fils Michu.

* * *

Halte ! Respire, gars. Si tu as de la méthode, assimile ! Prends ton temps, je vais faire pisser le chien. Tu réalises ?

Le fils Michu-Blumenstein, le demeuré, le jobré, le déplafonné, le cintré du bulbe, l'embourbé du chignon, le grippé du promontoire, le zinzin, le follingue, le tordu, l'obscurci de la coiffe, le zig aux méninges pâteuses conduisant une bagnole à tombeau ouvert dans les rues douillettes du Vésinet, endroit résidentiel s'il en est.

— Je crains, mademoiselle de la Grabotte, que vous fassiez erreur. Il est rigoureusement impossible que ce garçon pilote un véhicule quelconque, ne serait-ce qu'un petit canard à roulettes qui joue des cymbales lorsqu'on le tire avec une ficelle…

La bouleversante blonde me sourit.

— Écoutez, cher ami (chic, me v'là déjà promu cher ami), j'ai 24 ans (elle a donc déjà eu 6 cabriolet Mercedes différents !) et je jouis d'une vue parfaite.

— La vue n'est rien, place-je prestement.

Son sourire n'est que de politesse. Elle poursuit.

— Ce type, comprenez-le, je lui ai parlé il y a une heure. Le temps d'arriver aux Champs-Elysées pour flanquer ma pauvre bagnole mutilée au parking de l'avenue George V, et j'aperçois sa photo sur trois colonnes à la une d'une édition spéciale. Comment pourrais-je confondre ? C'est lui ! C'est bien lui. Je l'affirme, je puis le jurer.