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Si ce n'était pas de mon Béru qu'il me faut coûte que coûte retrouver, comment j'irais me pager, mon neveu ! Les draps sous le menton, l'oreiller en boule, le corps en position plus ou moins fœtale…

A la niche.

— Une troisième question, monsieur Michu…

Il louche sur un gros réveille-matin de manar qui s'époumone sur le bureau.

— Plus qu'une alors, dit-il. Moi, garçon, j'ai besoin de mon sommeil. Je travaille, moi. Six cents ouvriers sur les côtelettes, avec leurs véroleries de grève, leurs charges sociales, leurs revendications de merde, leurs grossesses, leurs maladies. Pour mener ça, si vous avez pas vos huit heures de sommeil, vaut mieux aller à la pêche aux moules. Surtout pour les questions que vous me posez. Franchement, y a de l'abus. Bon, encore une, la dernière, j'écoute ?

— Votre fils a-t-il un chien, monsieur Michu ?

Il croise les jambes, prend son pied (le gauche), ôte les matériaux séjournant entre deux orteils et en confectionne une imposante boulette.

— Comment qu' savez ça ?

— Donc, il a un chien ?

— Il avait, mais la bête a enfui y a quelques mois, avant qu'on interne le môme.

— Quelle race ?

— La race Société Protectrice des Animaux ! C'est là-bas que ma rombière est allée le lui dénicher.

— Un gros chien gris et blanc, n'est-ce pas ?

— Mais nom d'Dieu de foutre, comment le savez-vous ?

— Je le sais parce que cette bête se trouvait en compagnie de votre fils lorsque je l'ai vu, mon bon monsieur. Allez, je vous laisse exécuter vos huit heures de donne, on se reverra plus tard.

Je peux me gourer, mais j'ai l'impression préoccupante que ce vieux kroumir me prend pour un nœud à roulettes, ou bien alors qu'on lui cache des choses.

Pas toi ?

* * *

L'air frais de la haute nuit me revigore un chouillet. Passé le porche de l'immeuble, je respire en profondeur pour me ramoner les soufflets et, ainsi, m'irriguer en grand les méninges.

Je lève mon regard pétillant d'une rare intelligence vers le ciel. Des étoiles, des vapeurs, du bleu sombre dans lequel se dilue le cloaque des hommes.

Où est Béru ? qu'advient-il de ce cher compagnon ? Curieux comme cet individu grossier m'est indispensable. Il traîne tous les défauts du monde, plus une qualité prépondérante : il est dégoulinant d'authenticité. Le vrai, c'est ce qui manque le plus, de nos jours, où les ersatz d'ersatz suppléent les produits de remplacement. Être vrai, c'est rester vivant. Le mensonge et ses dérivés nous éloignent de l'existence, infléchissent celle-ci, la relèguent dans des confins inaccessibles. Alors on fait sans elle, tu comprends ? Peu à peu, on se met à vivre sans la vie. Béru, lui, il vit avec la vie. Ça produit de l'énergie ; des calories de toutes sortes.

Je mate la grande ourse droit dans les yeux et la somme :

— Je te donne une heure pour me rendre Béru !

Le défi à l'immensité. Pourquoi pas ? On ne va pas se laisser intimider par la première grande ourse venue, merde !

La rue est silencieuse. Mais un lourd ronron retentit et un camion d'éboueurs surgit, cubique, luisant à la lune d'un éclat mat.

Il stoppe au niveau du porche voisin. Deux gars frileux sautent du marchepied arrière et vont cramponner des poubelles qu'ils basculent dans la grande gueule de l'engin.

Je visionne le cadran lumineux de ma Piaget sport. Trois plombes. Mince, ils s'y prennent tôt les évacueurs de déchets. Faut dire que la société de consommation se met à consommer de bonne heure. Faut lui laisser poubelles nettes à son réveil, qu'elle puisse déjectionner ses résidus à loisir. Très tôt, ça commence la gabegie. A peine éveillé, l'homme se met à jeter. Son vrai corollaire, c'est la boîte à ordures. Il a la vocation du gaspillage, l'homme. Sa notion de la fortune est en porte à faux et c'est pourquoi le capitalisme se biscôme à tout va. Dans notre univers de ouatinés, être riche ne consiste pas seulement à posséder, mais surtout à posséder trop.

Les deux zigs en blouson ont l'air tout joyces. Bien réveillés, les veinards. Ils s'annoncent, pour choper les poubelles au père Michu et à ses voisins.

Le résiduel d'autrui paraît les mettre en joie. La manière qu'ils patouillent dans les caisses de plastique, sans la moindre répulsion, t'indique qu'à eux non plus la vie ne fait pas peur. Ils te manipulent la poubelle comme un pongiste sa balle de celluloïd. La reposent vide sur le bord du trottoir.

Et puis m'empoignent par les pieds et les épaules sans que j'aie le temps de piger, de dire ouf, de faire un geste ! Le vrai numéro de main à main.

Bouglione vous l'offre ! Zou, à la casse ! Me voilà déséquilibré, pris au sol, foutu à l'horizontale, balancé, jeté, meurtri, happé, kidnappé.

J'étouffe, j'ébroue, je roule, tohu-bohute, m'emmêle, m'en mêle, m'empêtre ; suis mixé, propulsé, compressé, collecté emporté. Out : emporté ! Ordure parmi les ordures. Déchet de qualité, certes, mais livré aux pestilentiels flots du tout-à-l'égout.

CHAPITRE MOINS UN[3]

T'as déjà lu Prévert ?

Ben tu devrais. Le temps sépare ceux qui s'aiment…

Beau, mais y a pas que ça : le bruit de l'œuf dur sur le comptoir de zinc n'est pas dégueu non plus. Je vais te dire : une arête de hareng, trois oranges pourries, un tampax cueilli sur l'arbre, deux collants filés, huit cent quatre-vingt-douze pépins de melon, une tête de lapin, un horaire d'Air France ayant servi de mouchoir, quinze mouchoirs de papier ayant servi de mouchoir, trois pansements express ayant servi de pansements prolongés, un kilo d'épluchures de pommes de terre, un manche de couteau sans lame, une lame de couteau sans manche, un slip d'emmanché non remettable, une table de logarithmes, quatre emballages d'Ariel, un journal sans date, des dates dans du journal daté, des lunettes de soleil brisées, du négatif de polaroid, des préservatifs dont le contenu ne fera jamais son service militaire, un ouvrage de Jean Dutour non lu et non repris, trois bouteilles de plastique ayant contenu : de l'eau de Contrexéville, de l'huile de Lesieur, de l'Ajax d'Amsterdam, et de la sciure pour chat riche, des scories dudit chat, voilà dans quoi je voyage et qui voyage dans moi.

Franchement, j'en oublie. Ne peux pas tout dénombrer bien scrupuleusement, nonobstant ma bonne volonté. Il fait si noir.

J'oubliais un disque tordu de Pierre Perret (le disque s'est trop gondolé de son contenu). Ça me rappelle une petite chanteuse sans voix à laquelle j'ai fait enregistrer « Ah que c'est bon ! » Chibre et paroles de Santantonio. On était allés faire un petit 45 tours ensemble et j'en ai profité pour lui placer mon 30 centimètres longue durée. Mais quoi, le moment n'est point propice à semblable évocation.

Le voyage me paraît pas terminable.

Il s'achève cependant. Via que le camion-benne fait le beau et que j'avalanche en compagnie de mes saloperies en un lieu lourd d'odeurs chimiques.

Mes ramasseurs me dégagent tant bien que mal. Y a un gros, plein d'ombres sous sa casquette à trapon, qui m'ajuste un crochet du droit au bouc et il me semble qu'on vient de cueillir mon cerveau avec une louche et qu'on va le déposer ailleurs.

Tu vas me dire que ça tombe à pic, vu que j'avais sommeil, seulement ce genre de somnifère est mauvais pour la migraine. Qu'ensuite, au réveil, t'as la tronche comme un ventilateur dont une pale tordue frotte contre la grille protectrice. Mais quoi, à cheval donné on ne regarde pas la dent, hein ? Et un moment d'oubli véritable est toujours bon à prendre en ces temps troublés.

* * *

Oh, charognerie de vérolerie de bordel de nom de Dieu de foutre de merde !

Rêve-je ?

Seul le magistral Bérurier peut proférer cette profession de foi gras des Landes avec une pareille vigueur, une telle richesse de timbre à quatre-vingts centimes.

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3

As-tu enfin compris, parvenu à ce stade, ô mon lecteur trébuchant, que si je déconne dans l'indication des chapitres, c'est seulement pour te prouver qu'un chapitre ne sert de rien, que sa numérotation n'a aucune importance, et que si un auteur en fout plein son book, c'est juste pour dire…