— Il faut immédiatement expédier un dispositif policier à l'endroit où nous nous trouvons, Bérurier et moi, d'abord parce que nous y sommes en danger de mort, ensuite parce que ce qui s'y passe relève pratiquement de la science-fiction. L'affaire du siècle, patron, ma parole !
Cette promesse mirobole sous la calvitie du Vieux comme un grain de diamant dans un pendentif de Morabito.
— Où êtes-vous ?
— Je l'ignore. Dans l'agglomération parisienne, ça c'est sûr, mais nous y fûmes conduit en état d'inconscience. Je reste en ligne, faites opérer des recherches pour savoir à quoi correspond le téléphone dont je me sers actuellement.
— Entendu.
Je l'entends jacter sur une autre ligne. Les secondes sont interminables.
D'un moment à l'autre des zigs vont se pointer et nous n'aurons aucune possibilité de fuite. Si : emprunter l'ascenseur, mais ça changerait quoi puisqu'il n'existe aucune issue au niveau inférieur ?
— Allô, San-Antonio ?
— Oui, patron ?
— Surtout ne coupez pas, on s'occupe de chercher. En attendant, si vous me mettiez un peu au courant ?
Bonne idée. J'espère que ce rapport ne sera pas un testament.
— Branchez sur magnéto, Boss, car c'est long et plein de rebondissements insensés.
— Vous doutez de ma mémoire ?
Faut-il qu'il ait la râlerie chevillée au corps, ce vilain déplumé. Prêt à me faire une scène, alors que je suis assis sur un tonneau de poudre dont la mèche est allumée, comme l'écrirait M. Maurice Schumann de l'Académie française par défaut.
J'y vais donc de mon couplet. Sérénade pour un dirlo ergoteur ! Tout y passe, je commence par le commencement bien qu'il soit déjà au courant des événements de Genève. Toujours partir du noyau initial, laisser germer, pas perdre les racines de vue, never. Comme elles sont enfouies dans la terre nourricière on a tendance à les oublier, et l'on a tort… Par instants, je m'interromps pour prêter l'oreille. Vient-on ? Non, pas encore… Alors je repars. Béru s'est assis, les jambes écartées pour laisser de la place à sa formidable bistougne. Un pacsif gros commak, ça lui brimbale. Les caïds de la Faculté vont se délecter à visionner ce morceau de choix. Y a de la photo à prendre. La couverture de Match, ça mérite. Le plus étonnant, c'est qu'il commence à s'y habituer, Béru, à son chibre en forme d'obélisque. Et même, parole, à en être fier, confusément.
La manière qu'il le soupèse à deux mains, comme le pêcheur chanceux évalue le poids du gros brochet qu'il vient de remonter. Il se flatte les rouleaux amoureusement, mon biquet. Suppute les conséquences, le parti (si je puis dire) à en tirer. Sa mise en exploitation, en somme. Il sait qu'il va accéder aux destins exceptionnels avec une queue de ce diamètre, l'Alexandre-Benoît. Entrer dans l'histoire humaine dont il défoncera la lourde avec son bélier. Il est marqué des dieux, le Gros. Sacré roi des nœuds toute catégorie, pour toujours. Et un confus contentement lui point. Une rassurance de brave homme qui sait s'accommoder des misères de ce monde, les défricher pour pouvoir les cultiver. C'est l'esprit d'investissement.
Depuis un bout de temps, j'ai fini de jacter. Je me suis mis à jour. Vidé à bloc. J'ai dit les faits et les conclusions que j'en tire. Au moins, si on nous efface, j'aurais la consolation d'avoir démantelé cette monstrueuse organisation.
— Allô, patron ?
— Ne quittez pas, on m'appelle sur la 2, ça doit être à votre sujet.
Un léger temps s'écoule. Puis la voix du Dirluche, grise, humide, en grand deuil :
— Vous êtes toujours là, mon petit vieux ?
— Provisoirement, oui, patron.
— Je suis navré, je ne vais rien pouvoir faire pour vous. Du moins directement.
— Ah ! bon ?
— Vous êtes à l'ambassade de Félonie, donc positivement en territoire étranger. Je vais demander qu'on surveille les abords, c'est la seule mesure qui me soit permise.
— Trop aimable. En ce cas, il ne me reste plus qu'à vous dire adieu.
Je raccroche aussi sec.
Un dicton auvergnat assure que c'est au moment de payer ses impôts qu'on s'aperçoit qu'on n'a pas les moyens de s'offrir l'argent que l'on gagne.
Moi, c'est au moment de la grande détresse que je comprends à quel point l'homme est seul quand il est dans la merde.
Pour corser le bonheur, j'entends des bruits de pas.
Nombreux, sonores.
— C'est râpé ? interroge l'homme à la zifolette en forme de mortadelle italoche.
— Nous nous trouvons dans l'ambassade de Félonie[5], le Vieux déclare forfait.
— On vient !
— Je sais.
Il hausse les épaules et soupire :
— Bon, ben je te prends congé, mec. Ravi de t'avoir connu, tout le plaisir a été pour moi.
— Couchons-nous !
— Hein ?
— Chut, vite ! Raide comme barre ! Ils vont peut-être croire que les deux mecs ont commencé de faire le ménage en haut…
Donnant l'exemple, comme toujours, moi si vaillant, si à la pointe, je m'allonge au sol, les bras dans le prolongement du corps, la bouche ouverte comme un asphyxié, les yeux exorbités. Duraille, tu sais, de chiquer à la viande froide avec les yeux béants.
Faut pas que quelqu'un vienne te faire ciller pendant ton numéro, que sinon c'est mochement râpé. Oh ! là là ! Un mort qui agite ses stores, y a que dans les films d'épouvanté, et encore, les très vieux…
Les pas sont là. Ils s'arrêtent. Je me demande combien ils sont ? Vais le savoir d'ici peu. Patience. Respire pas, mon loup. Regard fixe, gueule figée. Turlututu. Ils jactent dans une langue que je pige pas bien. Du félonien ?
Une voix française dit simplement :
— Et les autres ?
Pendant qu'une clé à rémoulure extra-porcive coubigne le pêne, la même voix française reprend :
— Mais, l'ascenseur est en bas, voyez : la porte est ouverte.
— C'est vrai ! s'écrie une autre voix, mais avec l'accent félonien, ce qui ne me dérange pas outre mesure.
— Alors où sont-ils ? redemande le Français.
Et tu piges sa réaction ?
Problème du vase clos pas très clos, mec. Les deux gardes du labo n'ont pas la clé et la grille est fermée, donc ils sont laguche, dans le secteur.
Comme ils ne sont pas en haut, ils sont fatalement en bas. Tu suis bien ma lapalissade contrôlée ? S'ils sont en haut, l'ascenseur ne peut se trouver en bas. Or, il est en bas. Donc quelqu'un l'a actionné. Un quelqu'un qui ne peut qu'être ici. Un quelqu'un qui ne peut donc qu'être un de nous deux.
C.Q.F.D. !
— Attention, ils feintent ! avertit le Français.
A mon avis, c'est plus la peine de s'attarder, hein ?
Autant agir tout de suite, avant que le gratin soit carbonisé.
Je m'offre un rétablissement acrobatique, de ceux qui, quand ils foirent, te valent six ans dans un corset de fer. Une détente des reins, un élan irrésistible. Boum, me v'là debout sur les gambettes que m'a tricotées Félicie. Et pas essoufflé, mon Lulu !
Oui, ils sont trois.
Dont le fils Blumenstein-Michu. C'est lui le Français du trio. A tout seigneur tout donneur.
Au premier bout de regard, je mate où ils en sont de l'ouverture de la porte. L'un des accompagnants de David a déjà actionné la clé. Il avait commencé d'écarter la forte grille, mais devant ma brutale résurrection, l'a refermée précipitamment. Moi, prompt comme un dard (et pour cause !), j'empoigne un barreau et je tire à fond de force. Le mec qui tirait de son côté vient avec la porte. Tu vas voir l'a quel point que j'ai l'esprit de décision (qui l'emporte sur l'esprit de sacrifice, chez mézigue) mais, au travers de la grille, je lui administre un coup de genou particulièrement appuyé dans les roustons (tonton tontaine). Il rugit et sa prise mollit. Le v'là qu'entre dans le sas. Bérurier qui s'est remis debout lui aussi, l'accueille d'une châtaigne au temporal. Le mec visquose des flubes. Mon ami Bitembeme a un geste que, sur lors, je ne comprends pas, en direction du foie de ce garçon. Il ne s'agit pas d'un direct, comprends-moi. Non : le mouvement est plutôt furtif. Coulé, preste. Geste de pickpocket. Et c'est bien d'une subtilisation qu'il s'agit, puisque l'ami Bigpaf ramène un Colt Serpent 9 mm à injection sous-cultanné.
5
Tu penses bien que la Félonie n'existe pas. Pas même dans mon imagination. En réalité, il s'agit d'un pseudonyme que j'utilise pour cacher le blaze d'une nation très connue. Pas qu'on m'impute la rupture de relations diplomatiques.