A colombages, avec un grand toit pentu aux tuiles rondes très foncées, elle est érigée au centre d'une clairière. Certes, elle dégage une gravité un peu triste, à cause des arbres qui l'entourent de trop près et de ses murs défraîchis, mais elle a du caractère, comme on dit dans les agences immobilières.
Le docteur nous accueille, écartant d'une bourrade la serveteuse espanche venue nous ouvrir ; une dame dodue comme une grasse matinée corse, avec des jolies moustaches qui lui descendent jusqu'aux cuisses et des reflets moirés sur sa peau jaune, comme du mazout dans de l'eau croupie.
— Les voilà ! il clame, le chef doc. Tout joyce, vivant, ronflant, trépidant.
— Vous devez avoir faim, les voyages, ça creuse…
Béru confirme qu'en effet. On est parachutés dans un salon qui ferait dégobiller le conservateur du musée de Cluny. C'est truffé de meubles mauresques, de tapis bon marché, de bibelots infâmes : éléphants sculptés dans des défenses d'éléphant, statuettes nègres taillées dans de l'ébène synthétique, peinture dégueulatoire représentant la reddition d'Abd El-Kader ou bien un charmeur de serpent berbère. Tu vois le genre du palace ? Une petite dame boulotte, bigleuse, nantie d'une poitrine pareille à deux ballons de foot planqués sous son corsage, nous accueille. C'est la maîtresse de maison, Mme Rèche. Elle s'appelle Loia, ce qui est vachement joli, tu trouves pas ? Moi si.
Aimable, potelée, accueillante, elle cause comme dans un spectacle pied-noir où qu'on fait exprès d'en rajouter.
Présentations. Elle sert l'anisette. Une anisette blanche et grasse, dans des petits verres qui font bouder Béru.
Elle m'affirme qu'elle se souvient parfaitement de moi. Courchevel, le bar de l'hôtel, mes ronflantes tenues d'après-ski, mes succès féminins… J'en suis flatté, la manière qu'elle rumine. Hélas, la réciproque n'existe pas. Ne m'a laissé aucun souvenir, la Loia. Le genre de boudin que t'aperçois même pas en société.
Un coup de heurtoir…
— Ah ! ce doit être Klapusky, exulte Franck Rèche. Vous avez entendu parler du professeur Klapusky, je suppose ? Le plus grand spécialiste européen pour la gérontologie ?
Pas le temps de lui répondre que la gérontologie n'est pas à la pointe de mes préoccupations. Déjà, le professeur est introduit.
Tu dirais un saurien. Et pas un récent. Il arrive de la préhistoire, ce gonzier. Glabre à outrance, rigoureusement chauve et imberbe, le front bombé, les tempes creusées, avec des veines bleues en guise de favoris, les oreilles décollées, les yeux proéminents, capuchonnés de paupières lourdes.
Il porte son demi-siècle de très haut, car il est très grand. Son costume sport, à carreaux beiges et noirs, ne lui va pas. On l'imagine plutôt en noir, ce savant, car il est très borgnolisant.
Présentations. Des louches distraites qui se pressent sans plaisir. Brrr, il a les mains froides, comme tous les reptiles, dirait mon Ponson. Il demande un verre d'eau, ayant la tête à ne consommer que ce corollaire des établissements Ricard. Il a un accent centre-européen. Je note la dimension excessive de ses pinceaux, car il a les jambes croisées et balance une godasse qui pourrait servir d'enseigne aux semelles Dunougat.
Il se met à causer médecine avec notre hôte. Des trucs compliqués que tu ne peux pas piger si t'as pas au moins le prix Nobel de médecine. D'ailleurs, Rèche qui n'a pas le prix Nobel de médecine, n'y entrave que pouic, manifestement. De temps à autre, il laisse tomber un mot savant qui m'a l'air d'une rondelle de cornichon sur un aspic de foie gras, juste pour faire joli, végétal. Tu vois le topo ?
Et le savant paraît ici chez lui. La mère Rèche serait moins tartouze, j'imaginerais qu'il se la fait, entre deux gérontologeries. La manière qu'il se lève, brusquement, pour arpenter le salon, qu'il remet un tableau d'aplomb, empare un amuse-gueule sans demander la permission. Franck Rèche lui est soumis de bas en haut. Il a des obséquiosités de débiteur. Voire d'élève. Prestige du grand patron ? Il opine à chaque phrase de son invité. Fait des « parfaitement », des « c'est bien évident », des « mais bien entendu, monsieur ». Le respect, c'est dans le « monsieur » qu'il s'épanouit, que tu le décèles à l'œil nu. Un subordonné, écoute-le dire « monsieur » à son supérieur et tu mesureras son degré de soumission. Le tremblé du respect. Le susurré du dévouement total. La retenue de la ferveur. Tu devines que ça s'accompagne, quelque part, de sécrétions. Y a de l'humidité dans le calbouze, obligatoirement. Tu ne peux pas proférer ton « monsieur » avec cette dose d'extase-qui-ne-veut-pas-ressembler-à-de-l'extase si tu ne mouilles pas en même temps. C'est suintant.
Nous passons à table. Le professeur daigne enfin s'apercevoir de mon existence. Jusque-là, sa poignée de main accordée, il nous avait oubliés, le trio d'élite. Radié complet de son espace vital. Rejeté de sa zone d'influence. Et puis, brusquement, au moment que la bonne andalouse s'annonce avec les asperges, il me se rappelle.
— Ainsi, vous êtes détectives, messieurs ?
— Nous nous efforçons, en effet, de justifier cette raison sociale, monsieur le professeur.
— Policiers démissionnaires, je suppose ? Car vous n'avez pas l'âge de la retraite.
— Vous supposez bien, dis-je en plaçant quatre asperges noueuses en travers de mon assiette.
Rèche intervient :
— La réputation du commissaire San-Antonio…
Mais Klapusky n'a pas besoin de cette caution. Mon regard lui suffit. C'est un psychologue. Il sait à qui il a affaire et les salades sont superflues. Moi, à me bigler, il se convainc de ma valeur, si tu me permets. Il le voit en direct que je ne suis pas un zozo-mazette. Mon énergie, ma vaste intelligence, mon esprit, mon sens aigu de ceci-cela lui sautent aux châsses comme la femme d'un académicien sur un paf en ordre de marche.
— Vous êtes-vous formé une idée au sujet de ces disparitions ?
— Très vaguement.
— On peut savoir ?
— Eh bien, il est évident que ces deux garçons ont été enlevés.
— Dans quel but ?
— Là est la question, puisque aucune rançon n'a encore été réclamée. Peut-être est-ce l'œuvre d'un maniaque ?
— Quelqu'un de la clinique ?
— Probablement.
— Et ce quelqu'un en aurait fait quoi ?
— Des morts, je suppose.
Franck Rèche s'arrête de sucer son asperge en cœur de noyer (la mère Rèche, c'est pas le cordon-bleu du siècle, je t'annonce).
— Oh ! Seigneur ! Ne parlez pas de malheur. Le footballeur, bon, soit, à la rigueur. Mais le petit Blumenstein, dites, il n'en est pas question. Mort ! Avec des parents aussi riches ! Vous plaisantez, San-Antonio.
Je branle mon ravissant chef de mâle en plein épanouissement. Chique le dubitatif…
Bérurier en profite pour roter, mais comme il a du savoir-vivre, il cherche et trouve une rime valable à son incongruité en faisant :
— Ah ! Ah ! Ah ! comme ça jusqu'à plus souffle.
On le regarde, pensant qu'il va prendre la parole, ce que comprenant, il la prend :
— Si vous permettrez que j'm'autorise, attaque le Dodu, j'ai mon aversion de la chose à dire, moi.
Il biche un morceau de pain dont il toilette son assiette pour éponger la vinaigrette qui y subsiste. Il se cloque le tout dans l'émetteur à conneries, manière de faciliter son élocution.
La sauce dégouline à ses commissures, il la torchonne d'un élégant revers de manche.
— Moyez-vous, msieudame, personnellement en ce qui me concerne, j'crois pas que ces disparitions soyent duses à un fou. Mon avis intime et privé c'est que ce bordel à cul de merde, si maâme veut bien me permettre c't'espression familière, a t'été manigancé par une bande organisée. Un dingue d'ici, soyons justes et causons net, il avait pas les moilliens d'escamoter deux lavedus incapabes de lever l'p'tit doigt sans qu'on leur tinsse la main. Y aurait z'eu des traces. Là, au contraire, c'est du labeur sans bavures. Pas la moindre giclette. Nos petits siphonnés s'sont voilà-stylisés comme des pets, si maâme veut bien escuser la formule. Donc, y avait du matériel conséquent pour les transbahuter aut' part, non ? Je veux bien me mord' les couilles, si maâme a rien contre, dans le cas où vos fêlés de la coiffe s'seraient taillés à pincebroque. Alors, moi, Béru, qu'est un poulet espérimenté, je vous dis que tout ça a été prémédité, combiné, exécutionné avec soin.