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Serge est un flic de la vieille école. Il ne m’en a pas voulu d’avoir assuré la défense de ses agresseurs. Certaines personnes persistent à croire que les avocats pénalistes cautionnent les actes de leurs clients.

Plus d’une fois, j’ai eu droit à la question : « Comment pouvez-vous défendre une crapule pareille ? »

Serge et moi sommes restés en contact. Nous nous voyons de temps à autre. À l’occasion, nous nous rendons service. Je l’ai aidé lorsque son propriétaire ne voulait pas lui rendre sa caution.

Sa voix grave retentit.

— Maître Villemont, comment ça va ?

— Comme disent les Italiens, così è la vita. Et vous, comment allez-vous ?

— Je fais aller. Toujours l’alpinisme ?

— Plus que jamais, j’ai des projets au sommet pour les vacances. Et vous, le tennis ?

— Je décline. Je passe de plus en plus de temps à ramasser les balles. Que puis-je faire pour vous ?

— Je m’occupe d’Akim Bachir.

— Qui ça ?

— Akim Bachir, il a été arrêté mardi matin au bureau de poste de la place de la Vaillance.

— Ah, celui-là.

— Vous étiez présent ?

— Non, c’est une équipe du commissariat de la rue Victor-Reuter qui l’a chopé. Ils sont à moins d’une minute de là. Il n’a pas été très futé, le gaillard. Vous voulez parler à quelqu’un de l’équipe qui est intervenue ?

— Ce n’est pas la peine. Le PV signale que la vidéo du braquage se trouve au commissariat central. Bachir passe demain en chambre du conseil. J’aimerais visionner le CD.

Il répète, sur le ton de la surprise.

— Vous aimeriez visionner le CD ?

J’anticipe l’objection.

— Si vous voulez, je téléphone à la juge d’instruction pour qu’elle vous donne son accord, mais à cette heure-ci, j’ai peu de chance de la joindre et la comparution a lieu demain matin. Ça ne me prendra qu’un instant.

Il marque son embarras.

— Ce n’est pas très réglementaire.

— Je sais. À charge de revanche.

Je le laisse mijoter.

Il reprend après quelques secondes.

— Vous passeriez quand ?

— Dans vingt minutes.

Il soupire.

— C’est bien parce que c’est vous. Je suis chez moi, mais je vous retrouve là-bas. Vous n’en parlez à personne.

— Bien entendu.

J’emprunte le Ring et prends la direction d’Anderlecht.

J’arrive rue Démosthène à 20 h 30.

Le commissariat central est un bâtiment de quatre étages. La salle d’attente est déserte, hormis un vieil homme assis sur une chaise qui compulse une liasse de documents, les mains tremblantes.

Je monte les quelques marches qui mènent aux guichets. Une femme en uniforme surveille mon arrivée derrière la vitre.

Elle se penche vers l’ouverture.

— Oui ?

Je la sens crispée. Je suppute que la présence de l’homme aux papiers n’est pas étrangère à son énervement.

— Bonsoir. J’ai rendez-vous avec M. Depaepe.

Sans rien dire, elle décroche le téléphone, compose un numéro et lance deux ou trois mots que je ne capte pas.

Quelques instants plus tard, Serge déverrouille la porte qui donne accès au saint des saints.

— Suivez-moi.

Il me hèle alors que je le suis dans le couloir.

— Ils sont de plus en plus jeunes. Quand serons-nous débarrassés de cette racaille ?

Il ne m’en veut pas d’avoir défendu ses agresseurs, mais il voue une haine féroce aux braqueurs, surtout s’ils font usage de leur arme.

— Quand nous mettrons en place des structures qui leur permettront de s’épanouir, de donner un sens à leur vie et d’être fiers d’eux.

Il se retourne, incrédule.

— Vous y croyez ?

— J’en suis convaincu. Quand ils sont devant le pompiste avec un flingue, il est trop tard. Si on ne les aime pas, ils ne nous aimeront pas, il n’y a pas de miracle.

Les parcours de ces délinquants sont souvent identiques. La plupart rencontrent les mêmes embûches.

Ils connaissent une situation familiale précaire. Leurs loisirs se limitent à s’occuper de leurs petits frères ou de leurs petites sœurs, à aider leurs parents et à effectuer des tâches ménagères.

À l’école, ils éprouvent des difficultés et ne trouvent personne pour les aider à les surmonter. Ni les profs ni leurs camarades ne se sentent une âme de bon samaritain. Le décrochage scolaire est au bout de la ligne droite. Ils basculent dans l’enseignement professionnel où ils rencontrent des difficultés semblables.

Ils se retrouvent à la rue, livrés à eux-mêmes, laissés-pour-compte. Autour d’eux papillonnent des jeunes de leur âge qui portent le blouson ou les chaussures dont ils rêvent, qui utilisent le Smartphone dernier cri dont ils rêvent, qui exhibent leur richesse comme ils cachent leur misère. Ils se regroupent, envisagent un petit coup, puis un autre. C’est l’escalade.

Je salue ceux qui parviennent à sortir de ce cercle infernal, ou à ne pas y entrer. En règle générale, ils ont un projet, des objectifs. Ils ont trouvé un sens à leur vie.

Serge me fait entrer et m’installe dans un des bureaux. Il sort, revient quelques instants plus tard avec le CD et le glisse dans l’ordinateur.

— Je vous laisse. Soyez discret. Appelez-moi quand vous aurez fini.

Je lance la lecture. La séquence commence à 9 h 50. Le champ de la caméra couvre la porte d’entrée et les deux distributeurs de billets installés dans le hall.

Comme souvent, les images sont saccadées. J’accélère le défilement pour arriver à l’entrée d’Akim Bachir.

À 9 h 53, il passe la porte. Il n’est qu’une ombre qui traverse le hall.

La séquence suivante est prise d’un autre angle, par une caméra située à l’arrière des guichets qui longent le mur latéral. D’un bond, Bachir franchit le premier comptoir, brandit son couteau et s’adresse aux deux employées. En arrière-plan, on devine le sauve-qui-peut dans la salle.

Il agrippe la première femme par la nuque et la force à se coucher par terre. Il pose un genou dans son dos, sort son téléphone et appuie sur une touche. Il est accroupi derrière le comptoir, caché à la vue des gens présents dans la salle, raison pour laquelle personne n’a mentionné le fait. Il articule quelque chose et raccroche.

Je repense à la déclaration de la femme à terre.

Il ne l’insulte pas en arabe, comme elle l’a déclaré. Il tient de brefs propos à sa femme.

Lorsqu’il a raccroché, il relève la tête et jette un coup d’œil dans la salle. Il se redresse, s’approche de la seconde otage et la ceinture. Il pose son couteau sur sa gorge et lui glisse deux, trois mots à l’oreille. Il se dirige avec elle à reculons en direction de la porte qui mène aux bureaux et à la chambre forte. Il ne semble pas se préoccuper de ce que font les autres employés.

En plus des deux femmes, j’en dénombre trois, accroupis.

Lorsqu’il arrive à hauteur de la porte avec son otage, elle s’écroule. Il accompagne son mouvement et la pose à terre. La poste paraît s’être vidée, mais il continue à observer ce qui s’y passe. De longues secondes s’écoulent. Il est en partie dissimulé derrière la cloison et guette la salle.

Enfin, il lâche son couteau, repasse le comptoir et se dirige à pas lents vers la sortie.

La séquence s’arrête là.

Je suis perplexe.

J’ai maintes fois eu l’occasion de visionner des séquences du même genre.

Plusieurs choses ne collent pas.

Je relance la vidéo depuis le début.

La première incohérence semble anodine. Akim Bachir ne porte ni cagoule ni casquette. De nos jours, tout le monde sait que des caméras de vidéosurveillance sont installées dans ce type d’endroits. Commettre un braquage à visage découvert est un non-sens. Je remarque par ailleurs qu’il est déjà marqué par les coups, ce que j’avais a priori mis sur le compte d’une interpellation musclée.