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Une douzaine de personnes ont pris possession des lieux. J’identifie deux de mes confrères, Hugues Tonnon, le meilleur avocat-divorceur de la place, et Philippe Demanet, l’un des associés de Patrick. Ils sont en grande discussion dans l’un des canapés et forcent la voix pour se faire entendre.

Le côté féminin n’est pas en reste. Je repère quelques avocates et des filles trop jeunes pour l’être. Deux d’entre elles se contorsionnent en scandant le rythme par des déhanchements lascifs. Elles se frôlent, s’effleurent, se caressent, s’embrassent à pleine bouche.

Du temps de son mariage déjà, Patrick aimait pimenter ses soirées d’un soupçon de décadence. Je me souviens d’un cocktail où les hommes étaient tenus de se présenter en caleçon de bain, les femmes en robe longue. Depuis son retour au célibat, j’ai l’impression qu’il a franchi quelques échelons.

Leila est debout au fond du salon. Elle converse avec une jeune femme de son âge sans paraître se soucier du bruit et des gamines qui se donnent en spectacle. Elle a troqué sa robe d’avocate pour une paire de jeans et un pull à col roulé noir.

Elle m’aperçoit, s’excuse auprès de son interlocutrice et se dirige vers moi, lumineuse, un sourire sur les lèvres.

— Bonsoir. J’ai cru que vous alliez nous faire faux bond.

— Je n’ai pas vu le temps passer. Je prépare un procès qui s’ouvre dans trois semaines aux assises et je suis sur les dents.

— Un samedi au bureau ? Le rêve ! Rien de tel pour avancer. Pas de téléphone, pas de réunion. À propos de dents, vous devez être mort de faim ?

Un buffet thaïlandais, en partie pillé, refroidit sur la table.

— J’adore le numéro 147.

— Poulet au curry vert ? Émincé de bœuf au gingembre ?

— Je ne vais pas faire la fine bouche, je prendrai ce qui reste.

— Préparez-vous une assiette, j’irai vous la réchauffer au micro-ondes.

Sa sollicitude me touche.

Je garnis une assiette et la lui tends. Alors qu’elle s’éclipse vers la cuisine, Patrick se faufile dans mon dos.

— Joli morceau, non ?

— Elle a beaucoup de charme.

Il se penche et me glisse à l’oreille.

— Plutôt farouche côté baise.

J’enfonce mon coude dans ses côtes.

— Tu t’es pris un râteau ?

Il ricane et me sert un verre de champagne.

— Simple question de temps. À ta santé !

Nous faisons tinter nos verres.

Leila reparaît, l’assiette fumante entre les mains.

— Je vous souhaite bon appétit.

Patrick s’interpose.

— C’est quoi ce vouvoiement poussiéreux ! Chez moi, on se tutuve. Leila, je te présente Jean. Jean, je te présente Leila. Je vous laisse.

Il tourne les talons, se met à tortiller du derrière et rejoint les danseuses qui gloussent aussitôt de plaisir.

Leila et moi nous installons à l’écart.

Elle observe quelques instants Patrick en action avant de plonger son regard dans le mien.

— Tu le connais depuis longtemps ?

— J’ai l’impression de le connaître depuis toujours. Son excentricité ne date pas d’hier.

Elle lève les yeux au ciel.

— Au début, j’étais un peu déstabilisée. Je commence petit à petit à m’habituer. Cela dit, il est brillant. J’ai travaillé dans un autre cabinet pendant deux ans, mais j’ai plus appris à son contact en quatre mois.

— Pourquoi as-tu choisi le pénal ?

Elle esquisse un sourire.

— Je te l’ai dit. Parce que tu m’en as donné l’envie quand je suivais ton cours.

Sa réponse me paraît légère. Je doute qu’elle exprime sa réelle motivation.

— J’en suis ravi. Plus sérieusement ?

Elle ne s’attendait pas à ce que j’insiste.

Son sourire s’estompe.

— J’avais un frère. Il avait deux ans de plus que moi. Il a été tué quand il avait dix-huit ans.

Je repose mes couverts.

— Je suis désolé.

Elle soupire.

— Il y a douze ans maintenant. J’ai fait mon deuil.

— Que s’est-il passé ?

— Il dealait. Rien de bien méchant quand on voit ce qui se passe aujourd’hui. Il s’est fait prendre et a fait quatre mois de prison. À sa sortie, il a recommencé, mais il a voulu jouer cavalier seul. Les autres ne le lui ont pas pardonné. Il s’est fait poignarder par plusieurs types. On n’a jamais arrêté les coupables.

Je laisse s’écouler quelques instants.

— C’est ce qui t’a donné envie de faire ce métier ?

Elle prend son verre d’eau, avale une gorgée.

— En quelque sorte. C’était mon frère, mon héros. Il était merveilleux. Je me souviens de son rire, de nos jeux, de notre enfance. Nous étions très complices. Il me protégeait, nous nous adorions. Il savait que je ne cautionnais pas ce qu’il faisait, mais c’était sa vie. Aujourd’hui, j’aide d’autres frères. Je suis d’origine marocaine.

— Tu ne seras pas amenée à ne défendre que tes frères de sang.

— Un avocat qui parle arabe est un atout. La langue peut aider, mais pas toujours. Certains me voient comme une traîtresse à leur cause. Ils disent que je sers la justice d’un pays qu’ils détestent.

— Je comprends.

Elle force un sourire.

— Parlons d’autre chose. À part travailler et travailler, que fais-tu ?

Je lui raconte ma passion pour l’escalade, mon entraînement hebdomadaire à Roc House, mon projet de sommet pour l’été. Elle me parle de son jogging matinal dans le bois de la Cambre, de sa course aux bonnes affaires du dimanche au marché aux puces, de son engouement pour le cinéma, de ses soirées théâtre entre amis.

Sa question arrive au débotté, entre deux phrases anodines.

— Tu es marié ?

Je suis pris au dépourvu.

— Oui.

J’hésite à rajouter quoi que ce soit.

Elle connaît à coup sûr ma situation. Patrick est un indécrottable bavard.

Elle embraie.

— J’ai failli me marier, il y deux ans. J’ai changé d’avis à la dernière minute. Ça m’a valu quelques antipathies.

— J’imagine.

Nous repartons dans des sujets plus légers.

De fil en aiguille, nous nous trouvons un intérêt commun pour les séries américaines.

Elle s’anime d’un coup, frappe dans ses mains.

— Ta préférée ? Là, sans réfléchir.

Je réponds du tac au tac.

— Breaking Bad. Toi ?

— The Wire. Je suis complètement accro.

Son hit-parade hollywoodien défile. Elle est experte en la matière. Nous comparons, objectons, argumentons, défendons nos positions respectives.

Nos rires se mêlent.

J’aime sa compagnie. L’espace d’un instant, je prends conscience que je me sens bien.

L’apparition impromptue de Hugues Tonnon vient rompre le charme.

— Bonsoir, Leila, bonsoir, Jean. Je suis navré de vous interrompre. Je m’en vais. Nous n’avons pas eu l’occasion de parler. Ce sera pour une autre fois.

Je le salue et jette un coup d’œil à ma montre.

1 h 40.

À nouveau, je n’ai pas vu le temps passer. Le salon s’est vidé. La musique s’est tue. Les danseuses ont disparu. Hugues est le dernier à quitter les lieux.

Je me lève.

— Je vais y aller aussi, Leila.

Elle semble déçue.

— Ta journée a été longue, je comprends. Je vais appeler un taxi et en faire autant.

— Pas question. Je dis au revoir à Patrick et je te dépose chez toi.

Je fais le tour du rez-de-chaussée sans trouver trace de qui que ce soit. Je présume que l’alcool a eu raison de lui et qu’il est allé se coucher.