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La veille de son départ, Franck lui promit de ne plus tomber dans le piège des sentiments et de profiter de chaque occasion pour passer du temps avec lui.

Contre toute attente, il s’enthousiasma pour les contenus qui lui furent enseignés à Bourg-Léopold. Il se passionna pour le maniement des armes, le fonctionnement des chars Léopard et les techniques de tir au canon.

À la fin de sa formation, il reçut une permission d’une semaine. Le dernier jour, il fixa rendez-vous à Alex dans café situé au cœur de la galerie de la Bascule.

Il déboula dans le bistrot et se dirigea d’un pas décidé vers son ami, assis à l’une des tables. Le visage impénétrable, il posa un journal ouvert sur la table et tapota de son index sur une petite annonce.

— Ça, c’est pour toi.

Alex lut l’annonce.

— Agent de sécurité ? Ça gagne quoi, un agent de sécurité ? Trente mille ? Trente-cinq mille balles ? Ma Mustang prend la poussière dans un garage. Si je veux la faire réparer, c’est trois mois de salaire.

Franck fixa son regard dans le sien.

— Tu n’as rien compris. Agent de sécurité, ça veut dire que tu te balades dans les banques et que tu t’occupes de transferts d’argent. Fais ce que je te dis. Nous allons faire de grandes choses, toi et moi.

18

Vous entendrez ce message

Je sors de la douche, les jambes flageolantes, les bras en compote. Jean-Pascal chantonne dans la cabine contiguë et m’apostrophe entre deux couplets de Carmen.

— Belle séance. J’avoue que la dernière m’a épuisé.

— Tu t’en es bien sorti, j’ai cru que tu allais décrocher.

— C’était limite.

Je me sèche et m’habille avec des gestes mesurés.

Il en va de même tous les dimanches. Cet après-midi, la douleur ira en empirant. Demain, tous mes muscles me feront souffrir. Mardi, je ne penserai qu’à recommencer.

Je me rends au bar et me perche sur l’un des hauts tabourets. Armelle, la gérante, m’accueille avec son sourire éclatant. Je lui commande un club sandwich et deux bières.

Jean-Pascal avale la sienne d’un trait et me salue.

— Je file, ma femme m’attend pour manger.

— À la prochaine.

Ma première pensée du matin était pour Leila.

J’ai repensé à elle en prenant mon café. Une nouvelle fois en préparant mes affaires.

Je suis parti tôt pour être à la salle dès l’ouverture et éviter la mêlée. Roc House est une salle d’escalade conviviale et fréquentée. Même si les sensations sont différentes de la course en montagne, où les conditions climatiques et l’altitude jouent un rôle majeur, une séance hebdomadaire permet de peaufiner sa technique.

Cette passion m’est venue de manière impromptue, alors que j’avais trente-cinq ans. Comme chaque année, Estelle et moi allions skier à Valtournenche. Cette année-là, je ne sais pourquoi, nous nous sommes arrêtés à l’entrée du village pour admirer le Cervin.

Il dominait la vallée, paisible, imposant.

Il était le symbole même de l’inaccessibilité. J’éprouvais une fascination pour cette montagne aux arêtes effilées. Je me sentais petit et malingre face à la puissance qu’elle dégageait.

J’avais lancé la phrase sans vraiment réfléchir.

— Pour mes quarante ans, je m’offre le Cervin.

Estelle s’était mise à rire.

Sans réfléchir, elle m’avait défié.

— Chiche.

J’étais revenu en juillet et j’avais engagé Luigi. Il avait la réputation d’être le meilleur guide de montagne de la vallée.

J’avais fait de même les années suivantes. Nous faisions de petites courses, le Monte Rosa, la Punta Tsan, le Breithorn.

En juillet 2009, alors que je venais de fêter mes quarante ans, nous avons tenté l’ascension du Cervin.

Nous sommes partis à midi pour passer la nuit à la cabane Carell. Nous étions près du refuge lorsque j’ai rencontré des problèmes dans la cheminée, un couloir vertical et étroit. J’étais bloqué au milieu du mur. Je ne parvenais plus à bouger. J’étais paralysé de peur, pendu dans le vide. Le guide d’une autre cordée est venu aider Luigi. Tous deux m’ont treuillé comme un cadavre que l’on extirpe d’une crevasse.

Le soir, dans la cabane, tout le monde était au courant de ma défaillance. Ils discutaient entre eux, par petits groupes, et me regardaient à la dérobée. J’étais honteux. Luigi m’a pris à part et m’a demandé si je voulais continuer. Je lui ai répondu que je préférais mourir que d’abandonner.

J’étais persuadé que j’étais condamné, que je vivais ma dernière nuit et que la mort m’attendait au petit matin. Je cherchais à me consoler en me disant que certaines fins sont plus nobles que d’autres et que disparaître en montagne faisait partie de celles-là.

À 4 heures, je me suis habillé et équipé sans réfléchir, aspiré par l’événement. J’ai pris un café avec le sentiment d’avaler le dernier verre de rhum avant de monter sur l’échafaud.

Luigi a dit « on y va » et on y est allés. Il était hors de question de traîner, nous avions huit cordées derrière nous.

Je me suis programmé. Je me suis dit que si j’arrivais à passer le premier obstacle, le reste irait tout seul. Je l’ai franchi sans encombre. En un instant, le stress s’est évaporé, je suis entré dans un état second. Luigi l’a senti, il était directif et j’obéissais à ses ordres.

Nous sommes arrivés au sommet quinze minutes avant les autres. Ma poitrine semblait trop étroite pour accueillir mon cœur. Des fourmillements parcouraient mon dos, mes épaules et ma nuque.

Dans la vallée, les villages dormaient encore.

J’imaginais Estelle sur le balcon de la chambre, le nez levé vers le sommet du Cervin, émue, fière de moi. Les larmes me montaient aux yeux.

C’était le plus beau jour de ma vie.

Je retourne à ma voiture, reprends mon téléphone dans la boîte à gants et consulte l’écran. Il m’informe que j’ai cinq appels en absence et un message vocal.

Quatre des cinq appels proviennent d’un numéro anonyme Sagem, l’opérateur qui gère l’ensemble des cabines téléphoniques des prisons.

Le cinquième appel vient d’Adel Bachir. Comme je m’y attendais, c’est lui qui a laissé le message vocal.

Je compose le numéro de la messagerie.

Il semble affolé.

— Pourriez-vous me rappeler dès que vous entendrez ce message ?

19

Ma femme et mon fils

Et nom de Dieu ! C’est triste Orly le dimanche, avec ou sans Bécaud.

Je pense à la chanson de Jacques Brel chaque fois que je me rends à la prison de Forest le dimanche.

C’est le jour où les enfants viennent. Ils s’agitent, piaillent, courent en tous sens dans la salle d’attente. Leurs cris semblent déplacés, comme des rires dans une cérémonie funèbre.

La plupart ne savent pas pourquoi ils sont là et ne comprennent pas ce que fait leur père derrière une vitre blindée.

Le dimanche, les femmes s’apprêtent. Elles ajoutent une touche d’élégance à leurs tenues. Quelques couleurs, un bijou, une note de parfum. C’est aussi le jour des parents, habillés pour la circonstance, assis côte à côte, silencieux, le visage résigné.

Le dimanche, Forest est plus sordide que de coutume. En comparaison, Orly est un paradis.

Je tourne en rond dans le parloir en attendant qu’Akim Bachir arrive.