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Il fronce les sourcils.

— J’ai connu Alex Grozdanovic et je regarde la télé. Sale affaire. Que faites-vous là-dedans ?

— Rien, à première vue. Vous le connaissiez bien ?

— Je lui ai appris à jouer aux échecs. Il m’a battu une fois, sur quelques centaines de parties.

— D’après ce que je sais, à la même période, un dénommé Bachir purgeait sa peine à Andenne, vous voyez qui c’est ?

Il me fixe dans les yeux, comme s’il cherchait à lire dans mes pensées.

— Bachir. Oui, je vois qui c’est. Quel rapport ?

— Est-ce qu’Alex Grozdanovic et Akim Bachir se fréquentaient ?

Il lève les yeux.

— Vous avez déjà vu un prince slave fréquenter un bouseux arabe ?

— C’est peu probable. Je vous ai dérangé pour rien ?

Il jette un coup d’œil à sa montre.

— Déranger est un grand mot. Je ne suis pas vraiment débordé. Pour tout dire, votre question n’est pas tout à fait idiote, maître.

Il se penche en avant.

— Vous voulez que je vous raconte quelque chose ?

Je me mets dans la même position que lui.

— J’en meurs d’envie.

— Vous savez que Grozdanovic s’est évadé d’Andenne ?

— J’ai appris ça hier soir, à la télé.

— Vous savez comment il a fait ?

— Pas dans les détails, c’est pour ça que je suis venu vous voir.

Il recule sur sa chaise et frotte son pantalon pour en chasser d’hypothétiques poussières.

Il a toujours aimé ménager ses effets.

L’opération terminée, il revient vers moi.

— Il a profité d’un début d’incendie pour faire son coup. Il rentrait justement de promenade. Les gardiens couraient dans tous les sens. Comme ils n’arrivaient pas à maîtriser le feu, ils ont appelé les pompiers.

— La porte était ouverte, il en a profité ?

Il ricane.

— On voit que vous ne connaissez pas les prisons. Entre le préau et la sortie, il y a dix grilles et autant de portes.

— Comment a-t-il fait ?

— Il avait un flingue, un vrai, il a tiré en l’air. Il a chopé un jeune gardien et lui a collé le pétard dans le cou. Ils ont traversé les couloirs, passé le bâtiment où se trouvent les bureaux et l’infirmerie, longé la salle de visites, franchi la comptabilité et le greffe et continué vers la cour grillagée et le sas d’entrée. Sur le chemin, il a dû croiser une vingtaine de matons. Aucun d’eux n’a bougé pour ne pas mettre la vie de leur collègue en danger. En Belgique, les porte-clés ne sont pas armés. Dans un autre pays, il se serait fait trouer comme une passoire.

Je visualise la scène.

— Et ensuite ?

— Il s’est enfui après avoir libéré le gamin sain et sauf. Il a couru vers le bois de Wahériffe qui se trouve derrière la prison. Les flics sont arrivés avec les hélicos, les clebs et tout le saint tremblement. Ils ne l’ont pas eu.

— Quelle est votre conclusion ?

Il me dévisage comme s’il allait m’énoncer une évidence.

— D’abord, que ce mec avait des couilles.

Il marque un silence.

J’attends l’épisode suivant.

Il prend sa montre, la frotte sur sa manche et la repose sur la table.

— Voilà pour la version officielle, celle que vous trouverez dans les journaux, chez vos confrères et chez les flics.

— Et la vôtre ?

Il prend l’air mystérieux.

— On l’attendait dehors, pour moi, ça ne fait aucun doute. Seul, il n’avait aucune chance. Il se serait fait prendre dans l’heure.

— Vous induisez que son évasion était programmée ?

— Réfléchissez. D’où vient le flingue, sinon de l’extérieur ? Comment se fait-il qu’il l’ait sur lui, à la promenade, précisément le jour où un incendie se déclare ?

— Ce début d’incendie était organisé ?

— Alex Grozdanovic travaillait avec Franck Jammet. C’était son ami d’enfance. La diversion était l’un de leurs points forts, ils faisaient cramer des bagnoles pour tromper les flics et laissaient de faux indices à gauche et à droite. Les doubles cagoules, c’est eux. Les tifs que les flics retrouvaient comme par miracle sur les lieux du casse et qui n’appartenaient à personne, c’est eux aussi. Si ce sont ces deux types qui ont orchestré le casse de Zaventem, je vous fiche mon billet que dans quelques jours, on va retrouver des diamants quelque part, histoire de créer de fausses pistes.

— Qui dit incendie volontaire, dit complice.

Il sourit.

— Bravo, maître. Vous devriez faire flic.

— Vous allez rire, j’y pense.

— Bachir se faisait racketter. C’était le souffre-douleur des zonards. Un jour, pour une raison que personne n’a pigée, Alex s’en est mêlé. Il a dérouillé les mecs et sauvé la vie du petit. Après ça, le Bachir a eu une paix royale, il était sous protection. Je connaissais Alex, c’était un bon bougre et c’était dans sa nature de jouer au Zorro, mais pas en taule. En taule, on ne mélange pas les serviettes et les torchons. J’en ai déduit que s’il a fait ça, c’est qu’il avait autre chose en tête.

— Par exemple ?

Il consulte sa montre.

— Seize minutes. Vous décompterez ça de mon ardoise.

Mes dernières notes d’honoraires sont restées impayées.

— Avec un plaisir d’autant plus grand que ce que vous allez me dire en vaut sûrement la peine.

Il me dévisage, les yeux mi-clos.

— Cela faisait plusieurs semaines que Grozdanovic s’était découvert une allergie à je-ne-sais-quoi. Les types allergiques reçoivent leurs rations dans des sachets séparés. Bachir travaillait à la cuisine. À Andenne, le meilleur moyen de faire entrer un flingue, c’est via l’un des fournisseurs de la cuisine. Après, pour le faire parvenir à celui qui l’a commandé, le mieux est de le lui amener en pièces détachées dans un sachet de bouffe. Si vous n’êtes pas encore convaincu, voici la question subsidiaire : à votre avis, d’où est parti l’incendie ?

39

La première leçon est gratuite

Je tourne en rond dans la salle de réunion.

— Reprenons depuis le début et tenons-nous-en aux faits, rien qu’aux faits.

Cette tactique m’aide souvent à y voir plus clair.

Je dresse à haute voix la liste des éléments clés d’une affaire.

— En début d’année, Akim Bachir confie à son frère qu’il a des ennuis et que son passé le rattrape, mais ne lui donne pas de détails. Quelques jours plus tard, alors qu’ils se promènent, Akim reçoit l’appel d’un homme qui lui dit qu’il doit prendre contact avec un certain Alex. Nous sommes d’accord ?

Leila est assise, bras croisés, l’œil admiratif, un sourire aux lèvres.

Elle acquiesce.

— Jusque-là, nous sommes d’accord.

Je lui ai téléphoné dès mon départ d’Ittre. Je tenais à ce qu’elle soit la première informée de ce que j’avais appris. Elle m’a proposé de la rejoindre à son bureau.

— Je continue. Le mardi 19 février, Akim commet un braquage dans un bureau de poste à Anderlecht. Pendant son forfait, il téléphone à sa femme qui quitte en panique son domicile.

Elle réprime une grimace.

— Si tu souhaites être objectif, « en panique » est une interprétation du fait.

J’incline le buste.

— Objection retenue, votre honneur. Je rectifie, sa femme quitte son domicile dans les minutes qui suivent.

Elle se prend au jeu.

— Accordé. Poursuivez, maître.

— La police arrive sur les lieux et Akim est appréhendé. Certains témoins parlent d’une voiture qui se trouvait devant le bureau de poste, voiture dans laquelle il serait venu ou qui semblait attendre sa sortie. En fin de journée, il passe devant la juge d’instruction qui délivre un mandat d’arrêt. Il est envoyé à la prison de Forest le soir même. À la demande de son père, je le rencontre le lendemain matin, mais il se montre peu coopératif.