Le lendemain, Franck organisa une rencontre chez Vert d’experts pour répartir l’argent et parler du futur. Dans l’après-midi, il avait préparé les parts et rangé les liasses de billets dans des sacs de sport.
Quand ils furent au complet, il désigna les cinq sacs posés sur la table.
— Prenez celui que vous voulez. Ils contiennent la même somme, au franc près. Inutile de vous dire que les titres sont inutilisables et que j’ai fait disparaître les chèques.
Laurent fut le premier à se servir.
Il se planta devant la table, mains sur les hanches, et fit mine d’hésiter.
Il agrippa l’un des sacs, le soupesa et s’adressa à Franck.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait avec ce pognon ?
Franck s’attendait à cette question et avait préparé la réponse.
— Je te suggère d’ouvrir un compte au Luxembourg avec la vraie fausse carte d’identité d’un type que tu connais. Si tu veux éviter une enquête interne, choisis quelqu’un qui a du répondant financier et dont tu es certain qu’il ne viendra pas dans la même banque. Tu déposes une partie du fric et tu changes le reste en lingots d’or que tu enterres dans un tube de PVC recouvert de plomb pour le rendre indétectable.
— Où je trouve cette vraie fausse carte d’identité ?
— Alex te filera une adresse. Ses compatriotes fabriquent des papiers plus vrais que nature. Si tu trouves que c’est trop compliqué, tu peux ouvrir un compte anonyme en Autriche et y déposer l’argent, le secret bancaire est inscrit dans leur constitution. Dans ce pays, il y a vingt-cinq millions de comptes anonymes pour huit millions d’habitants.
Alex brandit les journaux qu’il avait emportés et lut les titres à voix haute.
— « Braquage audacieux à Lustin ». « Le gang au pilier ». « Fourgon braqué en trois minutes à Lustin ». « Des truands utilisent un simple pilier pour arrêter un fourgon de sept tonnes ». « Braquage new wave à Lustin, un poteau et des explosifs ». Maintenant que les flics savent comment on fait, on risque de se faire repérer pendant le carottage de la chaussée.
Sergio approuva de la tête, ce qui lui valut une moue de mépris de la part de Laurent.
Le succès de l’opération n’avait pas aplani la tension qui régnait entre les deux hommes. Alex s’en était inquiété auprès de Franck, mais ce dernier estimait que cette animosité réciproque était bénéfique. Elle réduisait le risque que les compères soient tentés de comploter dans leur dos.
Laurent soupira.
— Ce n’est pas parce que les flics savent comment on a fait que le risque augmente. Il y a des centaines de tunnels comme ça sous les routes, ils ne peuvent pas tous les contrôler. En plus, quel automobiliste s’inquiète de voir des ouvriers travailler sur une chaussée ? Surtout que ça va vite. Si tu veux, je me porte volontaire pour le prochain.
Alex sourit.
Il avait perdu son pari avec Franck. Son élève lui avait coûté six mille francs, mais il était fier du travail qu’ils avaient accompli.
— Très bien, Laurent. C’est ce que j’attendais de toi, tu anticipes ma demande.
Franck s’adressa à Alex.
— Du côté Securitis, tu penses qu’ils risquent de changer les tournées ?
Alex soupira.
— Le risque existe, mais ils devraient vérifier tous les itinéraires, lister ceux qui passent au-dessus d’un souterrain et organiser de nouveaux circuits. C’est un travail de titan. Et qui s’en chargerait ? Eux ? Les flics ? Les assurances ? Sans compter les frais. Qui les prendrait en charge ? Ils vont se relancer la balle. Si tu veux mon avis, ils ne bougeront pas le petit doigt avant le vingtième braquage.
Franck conclut la discussion.
— Pour l’instant, on ne change rien.
Julie s’éclipsa et revint avec un seau à champagne dans lequel baignaient des bouteilles de Moët et Chandon. Ils se réunirent autour de la table et levèrent leurs coupes.
Peu à peu, la tension retomba et l’ambiance se réchauffa.
À la deuxième bouteille, Laurent lâcha quelques plaisanteries. Son humour mordant et son visage impassible firent merveille.
Encouragé par les rires, il se livra à une série d’imitations allant de François Mitterrand à Johnny Hallyday en passant par un direct de Léon Zitrone commentant le braquage avec ses inflexions de voix caractéristiques.
Julie vint s’asseoir sur les genoux de Franck pour se délecter du spectacle.
Alex se tapait sur les cuisses.
Malgré les efforts qu’il déployait pour rester sérieux, Sergio ne réussit pas à cacher un début de sourire.
Lorsque Franck fit sauter le bouchon de la troisième bouteille, il demanda le silence et leva son verre.
— Notre prochaine opération aura lieu dans trois semaines, sur la route entre Ypres et Poperinge. Ce sera la fin du mois. Avec le paiement des salaires, on peut espérer un beau pactole.
44
De vive voix
Il est 18 heures, le Ring est bloqué.
Lundi est le pire jour. Je roule au ralenti depuis une heure et la radio ne prévoit aucune amélioration à court terme.
Par chance, la sortie de Molenbeek n’est qu’à une centaine de mètres.
D’après les informations que j’ai trouvées sur Internet, la société Victor Rasson et frère a été créée en 1989. Ils se présentent comme le partenaire de référence pour le nettoyage des bureaux et des locaux industriels. Ils se targuent d’utiliser un matériel et des produits professionnels, mais ils ne vantent nulle part le dévouement et la motivation de leur personnel.
Je remonte la rue de la Mélopée. Victor Rasson et frère est implanté au rez-de-chaussée d’un immeuble sans âme de trois étages. Une caméra surveille la porte d’entrée.
Je me gare et consulte ma montre.
18 h 20.
J’ai vingt minutes de retard. À cet instant, Leila est au chevet d’Akim Bachir, de l’autre côté de la ville.
Le déjeuner d’hier a sonné le glas de mon image de star du barreau et d’alpiniste intrépide.
Après notre passage chez Bachir, nous sommes allés chez elle. Je me suis installé dans le salon pendant qu’elle préparait le plat dont j’allais lui dire des nouvelles.
Son appartement est coloré, en partie d’inspiration orientale. Les tapis bariolés et les tentures aux tons chauds se marient avec un mobilier modeste, mais de bon goût. L’un des murs est entièrement occupé par une imposante vidéothèque. Une photo de son frère trône en bonne place, au-dessus du canapé.
Pendant le repas, nous avons parlé de son expérience de la matinée. Elle m’a décrit les sensations qu’elle a éprouvées, le vertige, les palpitations, la rage de vaincre et l’ivresse du succès. Elle se disait prête à recommencer.
J’ai évoqué mes sorties en montagne, le sentiment de plénitude que l’on ressent face aux sommets et la certitude que l’on a de vivre un moment inoubliable.
L’espace d’un instant, j’ai revécu l’émotion qui m’a submergé quand j’ai atteint le sommet du Cervin.
Elle m’écoutait, subjuguée.
Sa présence m’apaisait. Je me sentais en harmonie avec le temps et l’espace. J’aimais le mélange de force et de sensibilité qui l’animait.
Elle m’a confié qu’elle aurait aimé faire découvrir cela à son frère, que ça aurait peut-être tout changé.
À cet instant, Estelle a envahi mes pensées, l’accalmie a pris fin et nous sommes restés silencieux.
J’actionne la sonnerie.
Un homme corpulent d’une cinquantaine d’années ouvre la porte et me questionne d’un ton sec.
— Vous êtes l’avocat ?
Il parle fort, porte les cheveux en brosse et arbore l’allure d’un ancien militaire.