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Je vois où elle veut m’emmener.

— Tu penses que c’est ce que je devrais faire ?

Ma question est rhétorique.

Elle acquiesce, l’air penaud.

— C’est pour ça que tu me vois dans cet état.

— En quoi est-ce devenu urgent depuis hier soir ?

— En venant, j’ai entendu dans le taxi que les funérailles d’Alex Grozdanovic auraient lieu aujourd’hui. J’ai demandé au chauffeur de s’arrêter et j’ai acheté le journal. Elles auront lieu au crématorium de Bruxelles, à 14 heures.

Elle jette un nouveau coup d’œil à l’horloge.

— C’est-à-dire dans dix-huit minutes.

Incrédule, je consulte ma montre.

— Dix-sept.

Je m’apprête à bondir.

Elle fait un geste pour m’arrêter.

— Attends, Jean. Les journalistes se demandent si Franck Jammet viendra. Alex était son ami d’enfance, mais la plupart pensent qu’il ne prendra pas le risque de venir en Belgique.

Mes pensées sont déjà ailleurs.

Je visualise l’itinéraire le plus rapide vers le crématorium de Bruxelles.

Je me lève.

— C’est jouable.

Elle accompagne le mouvement.

— Je suis désolée, Jean, je ne peux pas venir avec toi. J’ai une autre réunion qui m’attend. Tu crois que Franck Jammet sera là ?

Je réponds sans réfléchir.

— Bien sûr qu’il sera là.

Elle me dévisage, interloquée par mon assurance.

Je l’embrasse et ne lui laisse pas le temps d’en dire plus.

— Je t’appelle ce soir.

Je bouscule un couple en sortant et bredouille une vague excuse. Une fois dehors, je cours en direction du parking. Tout en allongeant ma foulée, je récupère le ticket et ma carte de crédit dans mon portefeuille. Je dévale les escaliers en pestant sur les précieuses secondes que je vais perdre à la caisse électronique.

Par chance, personne ne poireaute devant la machine.

Je règle mon dû, récupère ma voiture et sors en faisant crisser les pneus.

L’avenue Louise est dégagée. Je plonge dans le premier tunnel et jette un coup d’œil à la montre de bord.

13 h 52.

Sauf miracle, je n’arriverai pas à temps.

Ma dernière visite au crématorium date d’il y a un an. J’y allais pour dire adieu à l’un de mes amis d’enfance, foudroyé par un infarctus. Nous nous connaissions depuis que nous avions une dizaine d’années. Il habitait dans le quartier. Nous étions inséparables.

Des images repassent dans ma tête.

Vers quinze-seize ans, quand nous avons commencé à sortir, nous mettions l’ambiance dans les boums. Notre numéro de duettistes faisait merveille. Je revois ses yeux ronds et ses mimiques expressives. Il était capable de changer de physionomie et d’imiter un nombre incalculable d’accents.

Quand l’attention du public faiblissait, il se lançait dans un one-man-show étourdissant.

Il pouvait danser un rock endiablé avec une partenaire imaginaire. Il tortillait du derrière, la faisait tourbillonner, la catapultait entre ses jambes, l’envoyait valdinguer de droite à gauche avant de la projeter dans les airs, d’allumer une cigarette et de la rattraper à la volée.

La danseuse était là, en vie, sous nos yeux.

Je l’ai vu faire des dizaines de fois et chaque fois, je mourais de rire.

Je sors du bois et emprunte l’avenue Defré.

14 h 03.

Au mieux, j’arriverai au milieu de la cérémonie.

Les années ont passé, nos chemins se sont séparés. J’ai entamé mes études de droit, il est devenu moniteur d’auto-école. Une distance s’est créée entre nous. Je ne me suis pas rendu compte que mon statut de futur avocat lui inspirait un tel sentiment d’infériorité.

J’ai réalisé trop tard ce qui se passait.

Nous avons arrêté de nous voir.

Au fil du temps, je me suis senti coupable de cette rupture. Il vivait à quelques kilomètres et je n’étais pas foutu de passer chez lui.

À intervalles réguliers, je me promettais de franchir le pas. Les jours passaient, le travail reprenait ses droits et je n’y pensais plus.

Les travaux qui encombrent la chaussée d’Alsemberg risquent de me faire perdre quelques minutes. Je déboîte. Ma manœuvre me vaut appels de phares et coups de klaxon.

14 h 08.

J’arriverai pour la fin.

Les offices se succèdent par intervalles de quinze minutes en quinze minutes, dans quatre salles. Une véritable industrie de la mort.

Pendant la cérémonie, l’un de ses fils a pris la parole. Des larmes plein les yeux, il a témoigné de son amour pour lui et déclaré à quel point il était un bon père.

Recroquevillé sur ma chaise, la honte m’envahissait.

Pendant plusieurs jours, j’ai repensé à ces mots. J’ai remis ma vie en question. Lorsque viendrait mon heure, Estelle dirait-elle que j’ai été un bon mari ? Mes clients défileraient-ils devant ma dépouille en vantant mes qualités ?

Je n’ai pas dormi les nuits qui ont suivi. Des souvenirs resurgissaient. J’avais oublié que nos années avaient été si riches.

Je remonte l’avenue du Silence. Le parking est en vue.

14 h 14.

Le soir où sa femme m’a appelé pour m’annoncer son décès, j’ai compris mon erreur. Elle s’excusait presque de me déranger et comprendrait que je ne parvienne pas à me libérer pour les funérailles.

J’ai pris conscience que je ne le reverrais plus, que ce serait notre dernière rencontre. Je n’ai pas hésité une seconde, j’ai annulé mes réunions.

Je ne sais ce qui s’est passé entre Franck Jammet et Alex Grozdanovic. J’ignore si une trahison ou des mensonges se cachent derrière leur histoire. La seule chose dont je suis sûr, c’est que Franck Jammet est au bout de la ligne droite.

47

Quitte ou double

Je sors de la voiture et m’élance vers l’entrée du crématorium. Quelques flics stationnent devant les grilles. Mon arrivée précipitée ne semble pas les émouvoir.

Je franchis la grille et m’arrête net.

Deux groupes de personnes se dirigent vers la sortie. D’un côté, la famille et les proches, vêtements sombres, mine défaite, pas lents et silence respectueux. De l’autre, l’escouade de journalistes, colorés, joviaux, bruyants. Quelques-uns portent un appareil photo autour du cou. Certains allument une cigarette, d’autres discutent à bâtons rompus.

J’arrive trop tard.

Au milieu des rigolos, je reconnais le chroniqueur judiciaire d’un grand quotidien, un charognard à qui j’ai eu affaire plus d’une fois. Il porte un vieux loden rapiécé et un bonnet de fourrure enfoncé sur les oreilles. Une de ses pommettes vire au pourpre.

Je l’apostrophe en agitant la main.

— Salut, Gilbert.

Il se détache du groupe, remonte ses lunettes et me détaille de bas en haut.

— Tiens, Jean. Joli, ton chapeau. Qu’est-ce que tu fais là ?

— C’est fini ?

— Grozdanovic ? Oui, à l’instant. C’est allé vite. Il faut dire que le boulot était déjà fait en grande partie.

Même en d’autres circonstances, je ne suis pas certain que son trait m’aurait fait rire.

Son instinct de chasseur se réveille aussitôt.

— En quoi ça te concerne ?

— J’ai assuré sa défense dans une affaire.

Il hausse un sourcil. En plus d’être sans scrupule, il a une mémoire d’éléphant.