— Ah, bon ? Quand ça ? Je ne m’en souviens pas.
— C’était il y a quelques années. Franck Jammet était là ?
Il cherche à lire dans mes pensées.
— Oui, pourquoi ? Tu as quelque chose pour moi ?
— Il est déjà parti ?
— Tu as dû le croiser. Pourquoi ?
Je cache ma déconvenue.
— Pour rien. On a tellement parlé de lui. J’aurais aimé voir à quoi il ressemble.
— Toujours le même : grand, distingué, secret. Quelques rides en plus.
— Tu as réussi à l’alpaguer ?
Il m’indique sa pommette tuméfiée.
— J’ai mon quota de pains dans la gueule pour ce mois-ci. Il est arrivé en dernier et reparti en premier, sous bonne garde, entre son avocat et un chauffeur bâti comme un lutteur de sumo.
— C’est qui, son avocat ?
— Qui veux-tu que ce soit ? Lambotte, bien sûr.
— Bien sûr.
Je prends l’air embarrassé et consulte ma montre.
— Bon, il faut que j’y aille. Je te laisse.
— Tu ne vas pas te répandre en condoléances auprès de la famille ?
Il épie ma réaction.
Je jette un coup d’œil en direction de l’autre groupe.
— Je ne vais pas les déranger. Ils ne savent sûrement plus qui je suis.
Il n’en croit pas un mot.
— Allez, Jean, je te connais. Dis-moi ce que tu fais là. Tu sais que tu peux me faire confiance, je ne dirai rien que tu ne veux pas que je dise.
— Je sais. À une prochaine fois.
Je tourne les talons avant qu’il ne s’accroche à mon manteau. Je m’éloigne en sentant son regard dans mon dos.
Je m’assieds au volant de ma voiture et appelle mon assistante.
— Bonjour Anne-Marie.
— Bonjour Jean. Club jambon fromage sans mayonnaise ?
— Merci, j’ai déjà mangé. J’aimerais que tu me trouves le numéro de portable de Francis Lambotte, ça urge.
Elle ne pose aucune question.
— D’accord. Je t’envoie ça.
Je raccroche et continue à observer l’écran en priant pour qu’il se rallume au plus vite. Moins de deux minutes plus tard, le message apparaît.
Je compose le numéro dans la foulée.
Pour je ne sais quelle raison, Francis Lambotte m’a toujours vu comme l’un de ses concurrents. Considéré par la presse comme l’avocat attitré des beaux mecs, il les fréquente hors des heures ouvrables et aime se faire photographier en leur compagnie.
La perception que nous avons de notre métier est diamétralement opposée. Où je prône la retenue, il vante les mérites de l’ostentation. Mes déclarations à la presse sont aussi épisodiques que les siennes sont régulières, mes victoires aussi discrètes que les siennes sont tapageuses.
Je me suis laissé dire qu’il envoyait des SMS à certains journalistes pour leur faire part de ses victoires et leur suggérer un titre pour leur article.
Il ne me viendrait pas à l’idée de dénigrer ses qualités, il est à n’en point douter un grand professionnel. En revanche, je ne peux cacher la répulsion que m’inspirent son brushing à deux cents euros, son air condescendant et ses adverbes à rallonges.
— Francis Lambotte.
— Bonjour, Francis, c’est Jean Villemont.
— Jean ? Si tu le permets, je vais te rappeler plus tard, je suis occupé pour l’instant.
Je rétorque d’une traite, à la cadence d’une mitrailleuse.
— Je sais, tu sors du crématorium et tu es en compagnie de Franck Jammet, c’est la raison pour laquelle je t’appelle.
Il marque un temps.
— Tiens donc. Que puis-je pour toi ?
— J’aimerais parler à ton client.
Il émet un ricanement moqueur.
— Manifestement, tu t’égares.
— Je ne pense pas. Dis-lui que je défends Akim Bachir et que j’aimerais lui parler.
Il soupire et me met en attente.
Une musique de supermarché vibre dans mon oreille. Je sors de la voiture et me mets à arpenter le trottoir.
Après quelques secondes qui me paraissent une éternité, il reprend la communication.
— Jean ?
— Je t’écoute.
— Qui est Akim Bachir ?
Bien entendu. Il fallait que je m’attende à cette question. Franck Jammet n’est pas censé le connaître.
— Akim Bachir était à Andenne en même temps qu’Alex Grozdanovic.
— Ah. En quoi cela nous concerne ?
Le « nous » me dérange autant que l’objection.
— Ils sont restés en contact. Akim Bachir a été arrêté le mardi 19 février, le lendemain du casse de Zaventem. Certains éléments portent à croire qu’il est mêlé de près ou de loin à cette affaire. Il y a quelques jours, il s’est fait agresser en prison.
Il se racle la gorge.
— Indubitablement, ton histoire est palpitante, mais je ne vois pas quel rapport il y a entre ton affaire et mon client, ni entre le casse de Zaventem et mon client qui, comme tu le sais pertinemment, se trouvait à plus de quatre cents kilomètres de là.
Je perçois un retour dans l’écouteur. Il a mis son téléphone en mode haut-parleur pour permettre à Franck Jammet de suivre le fil.
Je réfléchis à toute vitesse.
— Akim Bachir a un message pour M. Jammet.
— Je t’écoute.
Je note que le « nous » a disparu.
— Il sait ce qui est arrivé à Alex.
Nouveau ricanement.
— Jean, soyons sérieux, tout le monde sait ce qui est arrivé à M. Grozdanovic, il suffit d’ouvrir un journal.
Un silence s’installe.
J’entends le ronronnement du moteur en fond. Ils doivent communiquer par gestes. Un déclic, la musique d’attente reprend.
Quitte ou double.
48
Je t’ai réservé une surprise
Le braquage d’Ypres eut lieu le vendredi 28 janvier 1994, par une matinée pluvieuse.
La tension et la nervosité furent d’autant plus vives au sein de l’équipe que les passagers d’un train régional qui longeait la route assistèrent en direct au braquage. Malgré cela, chacun suivit sa partition sans s’alarmer, comme dans un ballet bien rodé.
Julie avait mis au point un nouveau type de pilier, fait de segments de tube qui s’emboîtaient les uns dans les autres, comme les piquets d’une tente, ce qui leur avait permis de gagner du temps. Alex et Sergio étaient parvenus à l’assembler dans le tunnel en moins de dix minutes.
De son côté, Laurent avait élargi le périmètre du châssis métallique, ce qui ouvrait une brèche plus importante dans le fourgon et facilitait la prise du butin.
Ces initiatives, alliées à une excellente synchronisation des mouvements, raccourcirent la durée de l’intervention. Entre l’arrivée du fourgon sur la route de Poperinge et la disparition de la Volkswagen qui avait servi au braquage dans l’étang de Dikkebusse, l’opération ne dépassa pas vingt minutes.
Comme Franck l’avait espéré, le butin représenta près du double de celui de Lustin, soit un peu plus de trente millions de francs.
Le casse d’Ypres fut suivi par celui de Chaudfontaine en mars et celui de Schoten en avril.
Après cette série de braquages, la presse se déchaîna. Les journalistes évoquèrent une vague qui rappelait les forfaits de la bande à Haemers. Certains focalisèrent leur attention sur l’ingéniosité de la méthode utilisée, d’autres condamnèrent le laisser-aller dont la police et la société de sécurité faisaient preuve. Un journaliste du Soir dressa le profil des braqueurs et parla d’un commando paramilitaire structuré et discipliné qui continuerait à opérer au rythme d’une attaque par mois.
Le chroniqueur judiciaire de La Dernière Heure allégua que la minutie et l’imagination avec laquelle les braquages étaient préparés et exécutés démontraient que l’on était en présence d’un nouveau type de criminels, au cerveau mieux développé que leurs biceps ou leur arsenal.