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Leila et moi avons échangé deux ou trois SMS pendant la semaine. Nous redoutions tous deux qu’un appel prématuré estompe la magie des moments que nous avions vécus.

Hier soir, je l’ai appelée pour l’informer de mon escapade.

Elle semblait essoufflée.

— Où vas-tu ?

— À Lyon, un aller-retour.

— Pour affaires ?

— En quelque sorte.

— Tu seras rentré dimanche ? On va à la salle ?

Avec l’imminence de mon procès, j’aurais dû décliner.

— Bien sûr. Tu es motivée ?

— Plus que jamais.

— Tant mieux.

J’ai éprouvé plus de difficultés pour esquiver la question suivante.

— Tu as eu des nouvelles de Lambotte ?

— Aucune.

Je l’ai sentie hésitante.

— J’ai une question, Jean.

— Je t’écoute.

— On déjeune ensemble après la salle ?

Une ribambelle de fourmis a escaladé mon échine.

— Bien sûr. Et plus si affinités.

— Je m’en réjouis. Je t’embrasse.

Je passe l’entrée du restaurant et aperçois Franck Jammet. Il est debout au milieu de la salle et discute avec le maître d’hôtel. Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas usurpé ses surnoms.

« Franck l’Élégant », « le grand Franck », « Franck le Dandy ».

Il est athlétique, racé, tiré à quatre épingles.

Comme s’il avait senti ma présence, il se retourne et se dirige vers moi, tout sourire.

— Maître Villemont ?

— Lui-même.

— Je suis heureux de faire votre connaissance. Francis Lambotte m’a dit le plus grand mal de vous. J’en ai déduit que vous ne pouviez être que quelqu’un d’intéressant.

Je lui rends son compliment.

— J’étais certain que vous n’étiez pas homme à écouter les ragots. Le plaisir est pour moi.

— J’ai réservé deux couverts dans le fond. Nous y serons tranquilles pour discuter.

Nous traversons la salle côte à côte et nous dirigeons vers une table qui longe la baie vitrée. Je retire mon chapeau et le pose sur la tablette de la fenêtre.

Il l’indique du doigt.

— Belle pièce.

— Merci.

— C’est un Stetson Temple, si je ne me trompe ?

Je marque ma surprise.

— Exactement. Vous êtes amateur ?

Il élargit son sourire.

— Disons qu’il m’est arrivé d’en porter.

Il ouvre le bouton de son veston et s’assied.

— Vous êtes dans l’hôtel le plus haut d’Europe. La vue sur le vieux Lyon, les fleuves et Notre-Dame de Fourvière est unique. Certains jours, on peut apercevoir le Mont-Blanc.

Par politesse, je jette un coup d’œil.

— J’avoue que la vue est impressionnante.

Le garçon débarque et nous tend les cartes.

— Vous prendrez un apéritif ?

Jammet m’interroge du regard.

— Un peu de champagne vous ferait plaisir ?

— Je vous suis volontiers.

Il attend que le serveur s’éloigne et me regarde droit dans les yeux.

En l’espace d’un instant, sa physionomie a changé. Son regard est impressionnant, bleu et froid.

— Je vous écoute, maître Villemont. Qu’attendez-vous de moi ?

— Francis Lambotte ne vous a pas expliqué ?

— À sa façon, mais j’aimerais une version sans adverbes.

Il vient de gagner deux niveaux dans mon estime.

— J’assure la défense d’un dénommé Akim Bachir. Le mardi 19 février, il a été arrêté dans un bureau de poste et incarcéré à la prison de Forest. Il s’est fait agresser quelques jours plus tard et a été transporté à la clinique dans un état grave. Après avoir vu le reportage sur la mort de M. Grozdanovic, il a déclaré qu’il savait ce qui lui était arrivé et qu’il était prêt à vous en dire plus.

Je marque un temps d’arrêt et soutiens son regard avec le sentiment qu’il déchiffre mes pensées. Je suis convaincu qu’il a des contacts « à l’intérieur » et qu’il en sait autant que moi sur l’agression de Bachir.

Le garçon interrompt notre échange muet, pose nos flûtes sur la table et tourne les talons.

Jammet me tend l’un des verres.

— Voilà qui est factuel et succinct. J’aurais dû faire votre connaissance plus tôt. À votre santé !

— À votre santé !

Il avale une gorgée, s’empare d’une des cartes.

— Vous avez fait votre choix ?

Je prends l’autre carte et la lit en diagonale.

— Le plat du jour m’ira très bien.

— Va pour deux plats du jour. Un peu de vin ?

— Avec plaisir.

Il jette un coup d’œil dans la salle et se retourne vers moi.

— Allons un pas plus loin, quelle est votre interprétation des faits ?

Je plisse les yeux pour ménager mes effets.

— Je pense qu’Akim Bachir n’est pas entré dans ce bureau de poste pour commettre un braquage, mais pour échapper à des hommes qui le traquaient. Selon moi, il s’est fait agresser parce qu’il sait quelque chose et qu’on veut le faire taire. Je suis convaincu qu’il a participé au casse de Zaventem de manière indirecte. Je crois que ce qu’il dit concernant Alex Grozdanovic est vrai. Pour terminer, je pense que vous savez déjà tout ça.

Une lueur de malice s’allume dans ses prunelles. Peut-être s’attendait-il à devoir me cuisiner pour parvenir à me tirer les vers du nez. Je lui ai coupé l’herbe sous le pied.

Il se penche vers moi.

— Maintenant que vous êtes mon avocat, je peux tout avouer ?

— Bien sûr.

— Bien entendu, ce que je vous dirai restera entre nous ?

— Tel que l’exige mon éthique.

— Et vous accorderez du crédit à mes paroles ?

— Jusqu’à preuve du contraire.

— Dans ce cas, commençons par parler du casse de Zaventem.

Mes oreilles se déploient comme les lamelles d’un éventail.

— Je vous écoute.

— Sachez que je n’ai absolument rien à voir dans cette affaire.

59

Franck l’Élégant

La période d’euphorie qui suivit le braquage du train postal fut de courte durée. Quelques semaines après leur exploit, un incident vint obscurcir l’horizon.

Une fois rentrés de Suisse, Franck les avait réunis pour fêter leur succès et partager le butin. Avant de sabrer le champagne, il leur avait donné quelques consignes.

— À part de vagues signalements et le fait qu’il y avait une femme parmi nous, les flics n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent, mais la chasse ne fait que commencer. Il faut rester vigilant et regarder ce qui se passe. Ne touchez pas au fric pour l’instant. Quand l’affaire se tassera, on avisera.

Les autres avaient approuvé.

En février de l’année suivante, Alex eut vent d’une rumeur qui laissait entendre que Sergio Cirilli s’était lancé dans le trafic de drogue et était accro à la cocaïne.

Il mena une enquête et découvrit que Cirilli était rarement dans son restaurant. Il passait ses journées à aller de bar en bar. Le soir, il menait la grande vie dans les boîtes de nuit bruxelloises, dépensait sans compter et se pavanait au bras de prostituées de luxe.

Il rapporta l’information à Franck.

Celui-ci fulmina.

— Came, alcool et putes, le triplé explosif. Il ne faudra pas attendre longtemps pour qu’il se vante d’avoir fait le casse du siècle. Il faut lui faire comprendre qu’il a intérêt à fermer sa gueule.

Le lendemain, à l’aube, Franck et Alex firent irruption chez lui. Ils enfoncèrent la porte et se ruèrent à l’intérieur. L’Italien était seul. Ils le sortirent du lit sans ménagement et le plongèrent sous une douche glacée pour le dessoûler. Quand il eut repris ses esprits, ils lui administrèrent une correction qui le laissa dans un état proche du coma.