— Il n’y a que dans les mauvais films que les voyous roulent à tombeau ouvert sans raison.
J’acquiesce.
— Dans la vraie vie, seuls les avocats et les livreurs de pizzas font ça. De plus, vous n’êtes pas un voyou, que je sache.
Il approuve de la tête.
— Bonne remarque, maître.
Après m’avoir confié qu’il n’avait rien à voir dans le casse de Zaventem, nous avons continué à manger comme si de rien n’était.
Tout en mangeant, nous avons évoqué les failles de la justice, la surpopulation carcérale, les conditions de détention, et l’endoctrinement des détenus par les islamistes radicaux. D’un coup, il a changé de thème et a commencé à parler de littérature et de musique.
Je craignais qu’il n’en reste là.
À la fin du repas, il est revenu sur le sujet.
— Je suppose que vous voulez en savoir plus sur le vol des cailloux ?
La question était inscrite sur mon front.
— Comment avez-vous deviné ?
— Dans ce cas, je vous propose de faire un saut chez moi, j’aimerais vous présenter quelqu’un.
Un saut de deux cent cinquante kilomètres. J’ai compris ce que Lambotte avait derrière la tête en me conseillant de prendre un billet de retour flexible.
Il a devancé mes objections.
— Vous allez me dire que ce n’était pas prévu et que vous avez un procès qui commence lundi. Je vous offre l’hospitalité. Demain matin, je vous dépose à la gare d’Avignon. Vous prenez le TGV de 7 h 15 et vous serez à Bruxelles à midi et demi.
Soit il a travaillé à la SNCF, soit il avait tout programmé.
En acceptant, je loupais l’occasion de mettre la dernière touche de préparation au procès et ma matinée d’escalade avec Leila, mais notre après-midi était sauvée. J’étais dévoré par l’envie de connaître les dessous de l’affaire et curieux de savoir qui était la personne qu’il voulait me faire rencontrer.
J’ai signifié mon accord.
Dans la foulée, j’ai envoyé un SMS à Leila pour l’informer que je ne viendrais pas la chercher demain matin, que je serais chez elle à 13 heures et que je lui expliquerais.
À la hauteur de Valence, le soleil fait son apparition. Jammet cligne des yeux et chausse des lunettes.
— Il faut avoir connu la prison pour connaître le prix de la liberté.
La phrase me prend au dépourvu.
— Sans doute.
Je l’observe. Il regarde droit devant lui. Je le sens en veine de confidences.
Il reprend, en baissant le ton.
— Alex s’est évadé deux fois. Ses années de cavale ont été les plus intenses de sa vie. Il disait qu’une journée de liberté est plus jouissive qu’une nuit de baise. Il savait de quoi il parlait, il était porté sur la chose. Quel que soit l’endroit où il était ou la température qu’il faisait, il sortait plusieurs fois par jour pendant de longues minutes. Il levait la tête et se remplissait les poumons en contemplant le ciel. Venant d’un homme de sa trempe, ça avait quelque chose d’émouvant.
Il laisse passer quelques secondes.
— Il me manque, ce salaud.
Il règle le rétroviseur intérieur avant de reprendre.
— Mi-janvier, il est venu me trouver. Comme d’habitude dans ces cas-là, il était surexcité. Les mots se bousculaient. Il n’arrivait pas à prononcer une phrase complète. Il marchait de long en large, les yeux exorbités.
Il rajuste ses lunettes.
— Il venait me proposer un coup. Un truc grandiose, du jamais vu, le casse du siècle, risque nul, rapport maximal. Je connais la chanson.
Je m’impose de garder le silence.
— Je ne l’ai pas laissé aller plus loin, je ne voulais pas en entendre plus. Il savait que j’avais décroché. Il savait aussi qu’on ne me retourne pas en insistant. Malgré tout, il a tenté de me convaincre. À la fin de son laïus, je lui ai conseillé de laisser tomber.
Cette fois, je ne peux m’empêcher d’intervenir.
— Pourquoi ?
— Plusieurs infos ne collaient pas.
— Lesquelles ?
Il ôte ses lunettes d’un geste vif.
— Son contact, tout d’abord. Un minable braqueur de petites vieilles qu’il avait connu au placard. Il disait qu’il avait confiance en lui, qu’il lui avait sauvé la mise à Andenne et que le type l’avait aidé à s’évader. Ça puait l’arnaque.
Il est prématuré de lui donner ma vision du parcours chaotique d’Akim.
— Le braqueur de petites vieilles est mon client, Akim Bachir.
Il opine.
— Je sais. Alex ne m’a pas donné son nom, mais je l’ai appris plus tard. D’après Alex, ce Bachir était tuyauté par un type bien placé qui voulait rester anonyme et demandait sa part du gâteau. Comment un gars comme Bachir pourrait connaître un type bien placé ? Et comment un type bien placé pourrait tuyauter une mauviette comme Bachir ? Ça ne collait pas.
Un éclair de lucidité me traverse l’esprit.
Une phrase me revient. Une phrase que Youssef a citée à propos de l’appel qu’Akim a reçu en janvier.
« Akim lui parlait comme on parle à un patron ou comme s’il avait peur de lui. »
Jammet continue sur sa lancée.
— J’ai dit à Alex qu’il devait vérifier le tuyau, impliquer ce Bachir et identifier le type bien placé avant d’accepter. Il m’a dit qu’il allait le faire, mais Alex est Alex. L’action prime. Il a contrôlé le tuyau, impliqué Bachir et ça lui a suffi.
Les zones d’ombre s’éclaircissent, les liens se tissent, les pièces du puzzle s’emboîtent.
Je pense à voix haute pour mettre mes idées en place.
— Bachir a servi d’appât. Celui que vous appelez le type bien placé savait qu’il allait y avoir un gros transfert de diamants et voulait que vous fassiez le coup. Il a demandé à Bachir de prendre contact avec Alex et de le tuyauter. Pour être sûr qu’il lui obéisse, il a menacé de tuer sa femme. Bachir a eu peur et a cédé au chantage.
En l’espace d’un instant, tout me paraît simple et évident.
Jammet complète l’histoire.
— Cet homme était bien informé. Il savait qu’Alex viendrait me parler et était persuadé que je monterais le coup.
— Pourquoi n’est-il pas venu vous trouver directement ?
— Parce qu’il briguait plus qu’une part du gâteau. Il voulait nous laisser faire le boulot et récupérer la totalité du butin. Et accessoirement, nous faire disparaître.
— Ce qui signifie que ce type n’est pas un électron libre. Il a des hommes à ses ordres. Pourquoi n’ont-ils pas fait le coup eux-mêmes ?
Il s’anime.
— À cause de ma réputation. Faire appel à Franck Jammet, c’est la garantie d’un travail bien fait. Les hommes aux ordres de ce type ne sont pas capables de monter un coup de cette envergure. Ils préfèrent envoyer d’autres gars au casse-pipe et recueillir les lauriers, c’est moins risqué. L’idée n’est pas nouvelle.
Dans mon métier, la pratique est courante. Certains ténors du barreau font monter des débutants au créneau. Selon le résultat, ils s’attribuent la victoire ou leur imputent l’échec.
Je comprends mieux la détresse d’Akim, piégé, acculé, pris entre deux feux.
— Bachir est le dindon de la farce. Il ne savait pas ce qui se tramait.
Il balaie mon plaidoyer d’un geste.
— Le lendemain du casse, comme je n’avais aucune nouvelle d’Alex, j’ai compris qu’il était tombé dans un traquenard.
— Ce jour-là, Bachir a failli y passer, lui aussi.
Il émet un ricanement.
— Il allait chercher sa commission pour avoir fait le garçon de courses. Quinze ou vingt mille euros. Une somme suffisante pour qu’il digère le chantage. Il ne savait pas que son salaire se résumerait à recevoir deux balles dans la tête.