Deux ou trois fois par semaine, il se rendait à Forest pour voir Alex et Laurent.
Si le premier résistait plutôt bien à l’épreuve, le moral du second était au plus bas. À plusieurs reprises, il avait dû repousser des tentatives de racket et l’avocat qui s’occupait de son affaire se montrait peu déterminé. Franck lui promit de mettre un avocat plus incisif sur la piste.
Entre ses parents, son travail, ses visites en prison et les journalistes qui cherchaient par tous les moyens à obtenir une interview exclusive, il lui restait peu de temps, de plus à intervalles réguliers, il était convoqué à la police pour répondre à des questions de routine.
Le soir, il s’enfermait chez lui.
Sans Julie, la maison de Rhode-Saint-Genèse lui paraissait vide et triste, d’autant qu’il avait confié Wiménon à sa sœur.
Il n’était pas motivé pour jouer du piano, était incapable de lire un livre ou de suivre un film. Hormis sa sœur, il n’avait personne chez qui aller et n’avait aucune envie de se précipiter dans les bras d’une autre femme.
Plus d’une fois, il frôla la déprime.
Pour se changer les idées, il passa la majeure partie de l’été à Oppède-le-Vieux.
Avec l’aide d’un homme à tout faire du village, il travailla dix à douze heures par jour. Le soir, il s’endormait comme une masse dans la chambre que Julie avait décorée quelques mois auparavant, une éternité à ses yeux.
Il revint en Belgique fin septembre, ragaillardi et bien décidé à se reprendre en main.
En l’espace de quelques jours, il conclut un nouveau contrat, aplanit les tensions avec ses parents et prit contact avec Francis Lambotte, l’un des meilleurs pénalistes du pays. Fasciné par la personnalité et le charisme de Franck, ce dernier accepta de reprendre les dossiers d’Alex et de Laurent.
Il se fixa ensuite comme mission de retrouver Julie.
Dans un premier temps, il prit contact avec ses parents, qui refusèrent de lui donner la moindre information.
Grâce à Internet, il ne lui fallut que peu de temps pour retrouver sa trace. Elle n’avait pas résisté au chant des sirènes et était entrée en tant que chef de projet chez Arianespace, à Évry, à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Paris. La société lui avait attribué un logement de fonction. Elle travaillait six jours par semaine et ne revenait qu’un week-end sur deux pour voir ses parents.
Fin septembre, il se rendit à Évry en milieu de semaine.
Il arpenta la cité universitaire, questionna plusieurs personnes et parvint à localiser son appartement.
En fin d’après-midi, il pénétra dans l’immeuble où se trouvait son studio, monta au quatrième étage et s’assit contre la porte d’entrée.
Julie fit son apparition une heure plus tard.
Il se releva dès qu’il la vit.
Ils restèrent plantés, face à face, incapables de prononcer un mot.
Après un long silence, Franck tenta un sourire.
— Je n’ai rien trouvé de plus ringard.
Il lui tendit le bouquet de fleurs qu’il avait apporté.
Les yeux de Julie s’embrumèrent.
— Putain, Franck, c’est le plus beau cadeau que j’ai reçu de ma vie.
62
Prête à exploser
Après la traversée de Maubec, nous quittons la départementale pour prendre une petite route qui serpente entre les vignes.
— Nous y serons bientôt. Vous connaissez le Lubéron ?
— Pas vraiment, je suis plutôt amateur de montagnes.
L’imminence de notre arrivée a des effets bénéfiques sur son humeur. Il esquisse un geste théâtral et se met à chantonner d’une voix grave.
— Pourtant, que la montagne est belle.
Passé un hameau sur la gauche, la route se rétrécit et les gravillons remplacent l’asphalte.
— C’est ici. Bienvenue au paradis.
Il tourne à droite et prend une allée bordée d’oliviers qui descend en ligne droite vers l’entrée de la propriété. Nous débouchons sur une vaste cour intérieure. Une imposante bâtisse tapissée de vignes se dresse devant nous. Les pierres blondes, les châssis blancs et les volets bleus lui donnent un cachet tout particulier.
Je prends un ton admiratif.
— C’est superbe !
Il pavoise.
— Si vous saviez ! Il ne restait que des ruines quand je l’ai achetée. En plus de la maison principale, il y avait une grange, un moulin, une magnaneraie, une fenière et un pigeonnier. Tout avait disparu. J’ai tout fait reconstruire, pierre par pierre. Ça m’a pris des années. L’été dernier, j’ai installé une piscine.
Nous traversons la cour, grimpons quelques marches et entrons dans la maison. La pièce est spacieuse. Le sol est pavé de tomettes rouges, les murs sont blancs, d’épaisses poutres apparentes courent au plafond. Une odeur de feu de bois me flatte les narines.
À droite, un ado est assis dans un large canapé en cuir, une manette de jeux dans les mains. Si j’en crois le bruit de fond, il se livre à une hécatombe. Le buste en avant, les yeux rivés à l’écran, il n’a pas remarqué notre arrivée, ou n’a pas voulu la remarquer.
Jammet l’apostrophe de loin.
— Salut.
Le gamin répond par un bougonnement.
Il lève les yeux au ciel.
— Mon fils. Quinze ans, l’âge ingrat.
Une table rectangulaire prête à accueillir une vingtaine de personnes occupe le centre de la salle. Au fond, deux pianos à queue démesurés sont installés en vis-à-vis.
Il suit la direction de mon regard.
— Bösendorfer Impérial. Ils mesurent près de trois mètres de long et possèdent neuf touches de plus que les pianos traditionnels. Ce sont les seuls qui permettent d’interpréter avec fidélité certaines œuvres de Bartók, Debussy, Busoni ou Ravel.
Par politesse, je fais mine de m’intéresser.
— Je ne savais pas que vous étiez pianiste.
Il fait le faux modeste.
— Disons que je joue un peu.
— Pourquoi deux pianos ?
Ma question semble le surprendre.
— Vous aimez la musique classique ?
— J’écoute et j’apprécie, mais je ne suis pas connaisseur.
Je m’attendais à ce qu’il s’assoie et m’impose une brillante démonstration.
— De nombreux compositeurs ont écrit des pièces pour quatre mains, sur un ou deux pianos, Brahms, Liszt, Chopin, Rachmaninoff et d’autres. Certaines pièces pour orchestre ou des concertos pour piano et orchestre ont été retranscrits pour deux pianos.
Je m’apprête à lui demander qui est le co-pianiste quand une femme d’une quarantaine d’années descend l’escalier et se dirige vers nous en souriant.
— Vous avez fait bonne route ?
Elle me tend la main.
— Bonjour, Jean. Je peux vous appeler Jean ?
— Bien sûr.
Jammet dépose un baiser sur ses lèvres, l’attire contre lui et passe une main autour de sa taille.
— Je vous présente Julie, ma femme.
D’emblée, sa présence me met à l’aise. Elle lui arrive au menton. Les cheveux courts, l’allure décontractée, les yeux pétillants, elle dégage un charme naturel.
— Je suis ravi de faire votre connaissance, Julie.
— Moi de même. Donnez-moi votre manteau et votre chapeau.
Elle prend mon chapeau et le retourne dans ses mains.
— C’est amusant, Franck a le même. Votre chambre est prête, je vous ai installé au moulin. Comme vous n’aviez pas prévu de découcher, je vous ai pris une brosse à dents, j’espère que vous aimerez la couleur.
Diable d’homme, il ne doutait pas que j’accepterais son invitation.