Vers 17 heures, nous avons émergé.
Nous étions morts de faim. Elle a troqué le plat traditionnel qu’elle avait prévu contre une omelette aux champignons. La dernière bouchée avalée, nous sommes passés sous la douche et avons replongé dans le lit. Ce n’est qu’en fin de soirée que nous sommes sortis de notre parenthèse euphorique.
Comme je m’y attendais, le premier sujet qu’elle a abordé a été mon séjour à Lyon.
Je m’étais interrogé sur la réponse à lui donner pendant le voyage de retour. Il était hors de question de lui révéler les dessous de l’affaire et le marché que j’avais passé avec Jammet. En plus d’être un avocat marron, je l’aurais impliquée de manière indirecte dans la combine.
D’un autre côté, je ne voulais pas évoquer un déplacement professionnel fantaisiste et m’empêtrer dans les mensonges.
J’ai trouvé une solution à mi-chemin.
— J’ai rencontré Franck Jammet. Pour des raisons que je ne peux pas te dévoiler, je te demande de ne pas me poser de questions. Je sais que tu t’es investie pour m’aider dans cette histoire, mais la situation a changé. Laissons cette affaire en dehors de nous.
Ma réponse a jeté un froid.
Elle a senti mon embarras et laissé passer un temps.
— Si c’est ce que tu veux, je ne t’en parlerai plus. Je suis sûre que tu vas arranger ça pour le mieux.
Je n’ai fait que reculer l’échéance.
Quand elle apprendra l’évasion d’Akim, elle comprendra le rôle trouble que j’ai joué.
Notre rupture est programmée.
L’image qu’elle a de moi s’effondrera comme un château de cartes. Même amoureuse, elle me verra comme un pestiféré, un dissimulateur et un menteur.
À midi, je me rends à la buvette réservée aux avocats. La pièce est sombre et mal chauffée. Je grignote un sandwich insipide accompagné d’une bière tiède.
En sortant, je croise l’un de mes confrères. Il me parle de choses et d’autres, de son affaire en cours, de l’élection du prochain bâtonnier. Je l’écoute avec la désagréable sensation de ne plus faire partie de l’Ordre.
Leila m’a proposé de rester pour la nuit. J’ai prétexté que je devais récupérer le dossier du procès et je suis rentré chez moi.
Je me suis retourné dans mon lit sans trouver le sommeil. La mine déconfite de Leila me poursuivait. Une nouvelle fois, j’ai cherché comment me sortir de ce mauvais pas. L’espace d’un instant, j’ai tenté de me convaincre qu’il s’agissait d’un bluff. La manœuvre avait pour seul but de me faire cracher la date du transfert. Jamais Pépé n’oserait déclencher un massacre et tuer Bachir de sang-froid.
J’ai revu son visage, ses yeux menaçants, sa détermination.
Au lever du jour, j’ai envisagé une dérobade.
Comme la loi ne prévoit rien en cas de transfert d’un détenu, l’avocat est en général informé par le détenu lui-même ou par sa famille. Je n’avais qu’à donner le numéro de Jammet à Akim et lui dire qu’ils s’arrangent entre eux, que je ne voulais rien savoir, que je m’en lavais les mains comme Ponce Pilate.
En faisant cela, j’aurais ajouté la lâcheté et l’hypocrisie à ma forfaiture.
À 18 h 30, la présidente décide de lever la séance.
Je suis épuisé.
Je retrouve ma voiture et mon téléphone. Les messages défilent. L’un de mes associés a une question à me poser, mon comptable a des documents à me faire signer, un client me demande de le rappeler.
Le message suivant me donne la sensation qu’on retourne un seau de glace pilée sur ma tête.
Adel Bachir m’informe qu’Akim sera transféré de la clinique Saint-Pierre à la prison de Saint-Gilles vendredi prochain, dans la matinée.
Je pourrais attendre d’avoir retrouvé mon calme, réfléchir, respirer, laisser mon cœur reprendre son rythme normal, gagner du temps.
Je ne ferais que tricher avec moi-même.
Je compose le numéro de Franck Jammet, la mort dans l’âme.
70
Fausse note
Le crime aurait été parfait si Lazar, un des hommes que Franck avait choisi dans l’équipe de Pépé, ne s’était arrêté sur le bord de l’autoroute pour se débarrasser de deux sacs-poubelles dans un sous-bois.
De même, son erreur aurait pu passer inaperçue si le propriétaire du terrain ne faisait quotidiennement le tour de ses terres.
Le lundi 17 février, en fin de matinée, alors que les médias ne parlaient que du casse d’Anvers, l’homme découvrit deux sacs à ordures sur son domaine de chasse.
Ceux-ci contenaient des déchets électroniques, des gants en latex, des outils, un rouleau de ruban adhésif, des sachets d’emballage de sandwiches et une dizaine de petits carrés de papier frappés au logo du Diamond Center.
Il fit le lien avec les événements du week-end et prévint la police qui débarqua sur-le-champ.
Alors que les enquêteurs pensaient avoir affaire à des professionnels qui n’avaient laissé aucun indice, ils identifièrent en moins de vingt-quatre heures trois des six personnes dont ils avaient prélevé les empreintes et l’ADN dans les détritus.
Parmi eux, deux hommes avaient déjà écopé de peines de prison : Alex Grozdanovic et Laurent Nagels. Le premier était en cavale depuis son évasion de Jamioulx en 1999, le second avait disparu à sa sortie de prison, en avril 2001.
Le troisième homme était la plus belle prise. Il était parvenu à passer entre les mailles du filet à plusieurs reprises, mais cette fois, son implication ne faisait aucun doute.
Le mardi 18 février, à 5 heures du matin, deux sections des Unités spéciales, soit une douzaine d’hommes, débarquèrent au domicile de Franck Jammet, à Rhode-Saint-Genèse.
Ils tombèrent sur sa compagne, très choquée par leur intervention, qui déclara que son conjoint était parti skier en Italie avec des amis.
Pour ménager l’effet de surprise, la police n’avait rien divulgué à la presse, mais l’information avait filtré au sein du Diamond Center.
Lundi, en fin d’après-midi, Finkel avait appelé Franck en bégayant sous l’effet de l’émotion.
— Les flics savent. Ils ont trois noms, mais je ne sais pas lesquels.
Franck avait gardé son calme.
— Je préviens les autres. Toi, ne bouge pas, tu ne risques rien. S’ils t’avaient identifié, ils t’auraient déjà chopé.
Laurent était à Paris, Alex se trouvait à Bruxelles. Il lui fixa rendez-vous à l’entrée de l’autoroute de Paris.
— Si je ne suis pas là dans une heure, file sans moi, on se retrouvera à Paris. Dis à Pépé qu’il parte avec Roman et Lazar.
— On n’a pas de temps à perdre, qu’est-ce que tu comptes faire pendant une heure ?
— Je passe chez moi.
— Tu es dingue. Ils t’attendent peut-être.
— On verra.
Il était passé plusieurs fois devant sa maison pour s’assurer que la voie était libre. Il était ensuite entré en coup de vent pour embrasser son fils et expliquer à Julie ce qui se passait.
Elle accusa le coup et eut une réaction qui força son admiration.
— Laisse-toi pousser la barbe et change de coupe de cheveux. Quand les choses se seront tassées, je viendrai à Paris. Maintenant, file !
Arrivé à Paris, il s’installa chez Alex avec Laurent.
Quelques jours plus tard, ils apprirent par la presse de quelle manière ils avaient été démasqués. Les quotidiens précisaient qu’un mandat d’arrêt international avait été lancé contre eux.