Franck prit contact avec Pépé.
— Lazar a merdé.
Pépé était furieux.
— Je sais. Qu’est-ce que je fais ? Comme acompte, je lui ai pété une rotule.
— Tu en restes là, tu connais la règle.
Franck, Alex et Laurent examinèrent la nouvelle donne. Leurs têtes mises à prix, il était préférable qu’ils se séparent. Laurent opta pour l’Afrique du Sud. Franck s’apprêtait à le suivre quand Alex s’interposa.
— J’ai une proposition à te faire. Tu restes à Paris. Je connais une nana à Barcelone. Elle est folle de moi, je vais la rejoindre. Dans quelque temps, tu pourras faire venir Julie et Antoine.
Franck prit Alex dans ses bras et le serra contre sa poitrine.
— Tu es un frère.
Dès ce jour, Franck entama une nouvelle vie. Une vie faite de solitude, de dissimulation et de vigilance, mais aussi nourrie de méditation, d’optimisme et de liberté. Une vie où chaque jour se savourait comme si c’était le dernier.
Petit à petit, il s’adapta à la situation.
Il suivit les conseils de Julie et changea de look. En plus de la barbe, il se laissa pousser les cheveux et s’acheta plusieurs paires de lunettes. Grâce aux contacts d’Alex, il se fit faire de nouveaux papiers et choisit de s’appeler Laurent Guillaume, un nom tellement passe-partout que personne ne le retiendrait.
Pour occuper son temps, il s’acheta un piano électronique, un instrument modeste qui lui permettait de jouer en toute discrétion, sa passion pour le piano étant connue de la police.
Quand il ne revisitait pas le répertoire classique, il se promenait dans la ville, respirait, allait au cinéma, passait ses soirées au théâtre, visitait les expositions, profitait de chaque instant.
Par mesure de précaution, il ne prenait jamais ses repas dans le même restaurant et évitait de nouer des conversations, même anodines, avec les autres clients.
Trois fois par semaine, il téléphonait à Julie.
Ils prenaient soin de changer de carte prépayée après chaque appel. Il terminait en échangeant quelques mots avec Antoine.
Par prudence, ils attendirent le mois de juin pour se retrouver. Julie prit la route un samedi matin et multiplia les précautions pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie.
Leurs retrouvailles leur rappelèrent leur première rencontre et leur coup de foudre. Rongés d’impatience, ils durent malgré tout attendre qu’Antoine s’endorme pour faire l’amour.
Ils passèrent trois jours idylliques dans un Paris éclaboussé de soleil.
La séparation fut pénible, surtout pour Antoine qui ne comprenait pas la situation. La perspective de leur prochaine rencontre adoucit l’épreuve.
En juillet, Julie et Antoine descendirent à Oppède-le-Vieux.
Trois semaines plus tard, après avoir guetté chaque recoin du village, elle donna le feu vert à Franck. Il était possible que la police française connaisse leur maison, mais ils avaient autre chose à faire que de guetter les allées et venues vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Franck vint la rejoindre. Ils passèrent deux semaines comme une famille normale, à cuisiner, lire, et jouer avec leur fils.
Un soir, Antoine se mit au piano. Au lieu de frapper le clavier du poing comme il l’avait fait à maintes reprises, il appuya sur une touche et tendit l’oreille.
Plusieurs fois d’affilée, il rejoua la même note, en exerçant une pression différente.
Il choisit ensuite une deuxième note et renouvela le scénario, passant du pianissimo au forte.
En septembre, Franck prit contact avec Pépé. Il n’avait toujours pas touché la première partie de l’argent que lui devait Finkel et commençait à s’impatienter.
Pépé soupira.
— Je sais, je suis dans le même cas. Il m’a dit qu’il avait du mal à fourguer les cailloux, mais je crois surtout qu’il panique. Je vais lui tirer les oreilles. Tu auras ton fric, je te le promets.
Fin septembre, l’argent arriva.
Franck remercia Pépé, qui lui avoua que ses rapports avec Léonard Finkel s’étaient quelque peu rafraîchis après qu’il lui avait cassé le nez.
Le 31 décembre 2003, Franck, Julie, Alex et Laurent passèrent le réveillon à Oppède-le-Vieux après avoir changé plusieurs fois de route pour déjouer les éventuelles filatures.
Les quatre amis se réjouirent d’être à nouveau réunis. Il y eut des silences, des larmes et des rires. Personne n’évoqua la rencontre qui avait eu lieu douze mois auparavant.
À minuit, ils accueillirent la nouvelle année et fêtèrent les cinq ans d’Antoine.
Pour l’occasion, ce dernier se mit au piano et joua l’air bien connu, avec beaucoup d’entrain, en utilisant les deux mains et sans faire la moindre fausse note.
71
Sans doute
Cinquième jour du procès, il est midi, l’audience reprendra à 14 heures.
Je sors de la salle avec un poids sur l’estomac. Hier, les choses sérieuses ont commencé avec le début de l’instruction. La matinée a été consacrée à la lecture de l’acte et à l’audition de l’accusé. Cela m’a suffi pour constater que l’avocate générale est brouillonne et imprécise, ce qui présente des avantages comme des inconvénients.
La présidente de la Cour ne m’est pas inconnue. C’est une femme consciencieuse dont j’apprécie la droiture et le pragmatisme. La connaissant, nous aurons droit à l’une de ses inimitables leçons de morale.
Dans une affaire où l’on avait trouvé assez d’armes pour équiper l’armée d’un petit pays, elle avait apostrophé l’inculpé avec le plus grand sérieux.
— Vous savez que les armes, c’est dangereux ? Vous êtes conscient que si le coup part, quelqu’un peut être blessé ?
À la fin de la journée, j’ai filé à Saint-Pierre pour rencontrer Akim et lui transmettre les instructions que Jammet m’avait données.
Il était assis dans un fauteuil et regardait la télé à côté de son geôlier. Il semblait en forme et pas mécontent de me voir.
Quand le gardien est sorti, il s’est levé.
— Mon père vous a prévenu ? Demain, ils me transfèrent à Saint-Gilles. J’irai pas au centre médical. Ils m’ont dit que je resterai quelques jours dans une cellule individuelle. Après, j’irai sans doute à Jamioulx ? Vous croyez que je serai en sécurité là-bas ?
Au regard de Forest, Jamioulx est proche du Club Med. En pleine journée, l’un de mes clients m’a téléphoné avec son portable depuis sa cellule. Un gardien est entré, il ne s’est pas démonté, il l’a salué et a continué à me parler.
J’ai baissé le ton.
— Vous n’irez pas à Jamioulx, vous sortirez demain.
Ses yeux se sont agrandis.
Il oscillait entre soulagement et affolement.
— Demain ? Vous êtes sûr ?
— Quand le fourgon entrera dans la rue Ducpétiaux, vous entendrez deux coups de klaxon. Mettez-vous sur le ventre, bouchez-vous les oreilles et ouvrez la bouche. Quelqu’un viendra vous chercher après l’ouverture des portes. Dites-leur ce que vous savez, n’essayez pas de mentir. Vous ne risquez rien, j’ai reçu leur parole. Après ça, ils vous aideront à quitter la Belgique.
Je n’avais rien à ajouter.
Il m’a rappelé quand j’allais sortir.
— Maître.
Je me suis retourné.
Il a joint les mains sur son cœur et a penché la tête.
— Choukran. Merci.
Il avait changé. Je l’ai trouvé fragile et désarmant.
— Bonne chance, Akim.
J’entre dans la buvette en faisant un effort pour paraître décontracté.
À l’heure qu’il est, Akim est dehors, sauf si l’opération a échoué. Je dois me retenir de foncer dans ma voiture pour consulter mon téléphone. Je suis convaincu qu’une centaine de messages m’attendent pour m’annoncer son évasion ou l’échec de la tentative. Ou pire, sa mort.