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Ai-je vraiment envie de connaître le fin mot de l’affaire ?

J’ouvre une bouteille de vin avec l’intention de lui régler son compte dans l’heure qui suit.

À quel moment ai-je foiré ?

Quand ai-je atteint le seuil critique, l’instant qui a marqué le début de ma chute irrémédiable ?

Jusqu’au 31 décembre de l’année passée, j’étais un homme comblé. En l’espace de quelques semaines, tout s’est déglingué. Ma vie privée, avec la trahison d’Estelle, suivie de près par ma vie professionnelle.

J’allume la télé.

Je passe d’une chaîne à l’autre et m’arrête sur un documentaire retraçant la rivalité qui opposait Steve Jobs et Bill Gates.

Je suis incapable de me concentrer. Je n’en veux pas à Franck Jammet. Curieusement, j’ai de l’estime pour lui.

La sonnerie du four m’informe que mon plat est prêt.

Quand elle aura rassemblé assez de preuves, Olga Simon m’inculpera pour complicité d’évasion.

En Belgique, se faire la belle n’est pas un délit, c’est même considéré comme un droit. Un évadé ne peut être poursuivi que pour les délits qu’il commet lors de sa fuite, destruction, violences, prise d’otages. S’il est vêtu de son uniforme de détenu lors de sa fuite, il peut être poursuivi pour vol.

Jusqu’à présent, ça me faisait sourire.

En revanche, les complices d’une évasion sont punissables. Si je suis bien défendu, je prendrai entre neuf et quinze mois. Après cela, il me restera à trouver un autre boulot. Rares sont les avocats qui se remettent d’une condamnation.

Je grignote quelques pâtes en avalant coup sur coup deux verres de vin.

Dans tous les cas de figure, je suis fini. Le documentaire s’achève. Bill Gates est déclaré vainqueur par décès prématuré de son adversaire.

J’avale un troisième verre et décide d’aller me coucher.

Simon, Labbé, les perruches, Steve Jobs, les frères Milic, le merdier dans lequel mes pieds s’enfoncent.

Impossible de fermer l’œil.

Je me retourne dans mon lit en regardant les heures défiler sur le réveil. J’avance dans une impasse. Peu à peu, la lumière s’estompe. Je m’enlise dans les ténèbres.

J’ouvre les yeux.

Un sentiment de plénitude m’envahit. Je me raccroche au rêve qui s’effiloche.

Je suis au sommet du Cervin, épuisé, triomphant. Je jette un regard conquérant sur la vallée endormie, le torse bombé. J’ai quarante ans, c’est le plus beau jour de ma vie. J’ai surmonté tous les obstacles, vaincu mes peurs, affronté le regard des autres. Je suis invincible, rien ne peut m’atteindre, rien ne peut m’abattre.

Je me lève d’un bond.

Un orage éclate dans ma tête.

6 h 15.

En saison, il se lève à l’aube pour donner ses cours de ski.

J’attrape mon téléphone. Tout en composant le numéro de Luigi, j’allume l’ordinateur et vais sur Google.

Sa voix rocailleuse vibre dans mon oreille.

— Pronto.

— Bonjour, Luigi, c’est Jean.

— Jean ? Comment vas-tu ?

Autant éviter de répondre à cette question.

— J’ai changé d’avis.

Il prend un temps pour déchiffrer le sens de ma phrase.

— Tu ne veux plus faire la Kuff ?

— Je ne veux plus la faire en juillet, je veux la faire maintenant.

Il éclate de rire.

— Tu as vu quel jour on est ?

Je me penche vers l’écran de l’ordinateur.

— Nous sommes le 26 mars. Je t’informe que ton confrère et compatriote Arturo Ottoz a réalisé cette course avec succès le 23 mars 1949, dans des conditions hivernales.

Il fait chantonner son accent.

— Tu n’es pas Ottoz, Jean.

— On n’est plus en 1949, Luigi.

— Le refuge de la Fourche sera inaccessible.

— On partira de Torino.

— Tu as réponse à tout.

Le défi le séduit, je le sens.

Luigi est un vrai montagnard. L’arête Kuffner en hivernale a tout pour le changer des leçons de ski avec les touristes et des courses faciles. Pour lui, ce sera une cure de jouvence, pour moi, la plus noble des échappatoires.

Il tente une dernière objection.

— S’il y a trop de neige, on renonce.

— D’accord, mais j’ai regardé la météo, c’est jouable.

— Pourquoi veux-tu faire ça maintenant ?

— J’ai besoin de recul, de me retrouver, je t’expliquerai.

— Attends.

Je l’entends manipuler des objets, froisser du papier.

— Tu serais là quand ?

— J’ai un job à terminer cette semaine. Je pourrais être à Valtournenche dimanche.

— Dimanche ? Il faut que je m’arrange.

Il pose le téléphone, interpelle quelqu’un en italien.

Le dialogue dure quelques minutes.

Il revient vers moi, sa voix trahit l’excitation qui le gagne.

— C’est d’accord, Jean. Si le temps se maintient, on pourrait la faire mardi ou mercredi.

75

Pas plus de cinq minutes

Cinq ans.

Mes confrères déclareront que c’est une victoire sur toute la ligne. Mon client avait été condamné à neuf ans en correctionnelle et en risquait minimum vingt.

Hier, à la toute dernière minute, j’ai défendu le fait que la cour d’assises ne pouvait aggraver une peine prononcée en correctionnelle. L’avocate générale s’est insurgée. D’après elle, le jugement précédent ayant été annulé, on reprenait à zéro. Après une interminable suspension d’audience, j’ai eu gain de cause.

Ce matin, le jury a délibéré.

Cinq ans.

Mon client m’est tombé dans les bras.

Je n’ai pas ressenti la même joie que lui.

Le piège se referme sur moi. Ce matin, un de mes confrères m’a tendu un journal, l’air embarrassé.

— Tu as vu ?

Il a ouvert la gazette.

Le titre était en gras.

L’évasion d’Akim Bachir : l’arbre qui cache la forêt ?

J’ai pris l’air dégagé.

— On parle de moi ?

— Ils parlent de son avocat, tu n’es pas nommément cité.

J’ai pris le journal et l’ai glissé sous mon bras, comme s’il s’agissait d’un fait sans importance.

Ce midi, j’ai eu un appel d’Olga Simon. Elle me proposait une nouvelle rencontre, pour répondre à de nouvelles questions. Malgré le ton courtois, sa proposition ressemblait à une convocation.

— Lundi matin, à 11 heures, ça vous convient ?

— Sauf imprévu, je serai là.

Je sors de la salle.

Quelques journalistes attendent dans le hall. Les questions fusent. Dans le brouhaha, je capte les noms de Bachir, Grozdanovic, Jammet.

Je fends la meute.

— Je ne ferai aucun commentaire.

Quelques sangsues m’emboîtent le pas en me pressant de répondre.

Je m’arrête net et les affronte du regard.

— Vous avez entendu ? Je ne ferai aucun commentaire.

Ils tournent les talons en maugréant et se mettent à la recherche d’une autre proie.

Je mets le nez à l’extérieur. Le ciel est sombre, il pleut à grosses gouttes. Gilbert, le fouille-merde du crématorium, m’attend au bas de l’escalier.

Il me connaît, il connaît ma voiture et il connaît son métier.

— Bonsoir, Jean. Bravo, bien joué. Tu as quelque chose à me dire ?

Je passe devant lui sans un mot.

Après quelques pas, je me retourne.

— Ton lacet est défait.

À peine assis dans la voiture, j’accomplis mon rituel. Je consulte mes appels et mes mails et écoute mes messages vocaux.