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Entre les tracasseries d’usage, Leila me demande de la rappeler et Franck Jammet m’a envoyé un mail. Il me donne un numéro de téléphone où je peux le joindre. Il prétend que c’est important. Le numéro commence par l’indicatif de la Belgique.

Autant m’en débarrasser au plus vite.

La sonnerie retentit une bonne dizaine de fois avant qu’il ne réponde.

— Maître Villemont, bonsoir.

Quelqu’un joue du piano.

Je prends les devants avant qu’il n’entame une discussion.

— Monsieur Jammet, je vous informe que vous êtes pisté jour et nuit par la police française. Ils ont transmis une photo de notre déjeuner à la justice belge. Je pense que votre téléphone est sur écoute et que le mien risque de l’être aussi.

Un blanc me répond.

Il concocte un message qui ne risque pas de lui causer du tort.

— J’ai lu la presse. Je suis à Bruxelles jusqu’à mercredi prochain, j’ai quelque chose pour vous.

— Je m’en vais demain en Italie. Vous me direz ça une prochaine fois.

— Ce n’est pas possible. Il faut que je vous voie avant. Vous comprendrez quand vous saurez de quoi il s’agit. Je n’en ai que pour quelques minutes. Vous avez le temps de passer ce soir ?

Je consulte ma montre.

— Où et quand ?

— Disons 20 heures, dans le hall d’entrée du palais des Beaux-Arts.

— J’y serai, mais je ne resterai pas plus de cinq minutes.

76

Dans le tunnel

Postés aux entrées, des étudiants distribuent des tracts qui vantent les prochains spectacles. Dans le hall, une foule compacte se presse devant les comptoirs. Des gens courent en tous sens, d’autres s’interpellent, des billets à la main. Dans quelques minutes, le London Symphony Orchestra jouera Stravinski.

J’ai toujours aimé l’effervescence qui règne aux Beaux-Arts les soirs de concert.

Franck Jammet est planté au milieu du passage, le menton levé, à l’affût de mon arrivée. Personne ne semble lui prêter attention.

Il me repère et me fait signe.

— Bonsoir. Suivez-moi.

Nous traversons la foule, l’un derrière l’autre. Il se dirige vers le fond du hall et se présente devant l’un des portiers. L’homme acquiesce et s’écarte pour nous laisser passer.

Jammet se retourne et m’adresse un sourire.

— Je vous emmène dans les entrailles du palais.

Nous dévalons plusieurs volées d’escaliers et parvenons au sous-sol. Il me fait entrer dans un salon ovale qui sent l’encaustique. Des colonnes forment un péristyle autour de la pièce. Au centre, deux pianos sont installés en vis-à-vis.

Il suit la direction de mon regard.

— En principe, cette pièce est prévue pour des réunions ou des cocktails. J’en ai fait une salle de répétition.

Quelques chaises sont disposées autour des instruments.

Il m’indique l’une d’elles.

— Asseyez-vous.

Il glisse une main dans la poche de sa veste et en retire deux enveloppes.

— Elles viennent d’Akim. La première est pour vous, l’autre pour son père et son frère. Il aimerait que vous leur remettiez cette lettre en mains propres.

Je prends les enveloppes et les examine. Mon nom est sur l’une d’elles, il manque un « l » à Villemont. Quelques mots en arabe sont inscrits sur la deuxième.

— Vous pouvez compter sur moi. C’est tout ?

— C’est tout. Comme je vous l’ai dit, l’affaire s’arrête là.

— Parlez pour vous. Pour moi, les ennuis ne font que commencer.

Il soupire.

— À mon avis, ils n’ont rien, ou pas grand-chose. Ils vous mettent sous pression.

— Ils m’ont posé un tas de questions précises, ils ont des photos, ils ont fait des liens.

— C’est peut-être un coup de bluff. Les juges d’instruction ne sont pas toujours aussi impartiaux qu’ils devraient l’être.

L’argument me paraît léger.

— Je ne savais pas qu’ils jouaient au poker.

Il fronce les sourcils.

— Je vais vous raconter quelque chose. Après cinq ans de cavale, j’ai été arrêté à Paris et inculpé pour un braquage de fourgon à Marseille. J’étais sûr que j’allais être innocenté, mais que la Belgique allait demander mon extradition.

— Ce qu’ils ont fait, je présume ?

Il secoue la tête en signe de dénégation.

— Les choses se sont déroulées autrement. Je suis passé aux assises pour l’attaque de Marseille. Je n’avais pas d’alibi et quatre témoins m’ont reconnu, dont deux flics. J’ai été condamné. Pour ce qui est du dossier belge, il était pour ainsi dire vide. Les flics avaient fait circuler une fausse information disant qu’ils avaient mon ADN, mais ils n’avaient qu’une empreinte partielle sur un tournevis. N’importe quel avocat leur aurait ri au nez. Le juge d’instruction français a discuté avec son homologue belge. Après concertation, le Belge a décidé de laisser tomber la demande d’extradition. En conclusion, j’ai fait cinq ans de cavale pour un dossier bancal et quatre ans de taule pour un braquage que je n’ai pas commis.

Il ne me viendrait pas à l’idée de le plaindre ou de lui dire que, l’un compensant l’autre, il s’en est bien tiré.

— Plus rien ne m’étonne en ce domaine, je sors d’un procès surréaliste.

Il m’indique les enveloppes.

— J’ai respecté ma promesse. Bachir a de nouveaux papiers et il est en route pour le Maroc. Si tout se passe bien, il devrait débarquer là-bas au début de la semaine prochaine.

— D’après ce que j’ai appris, Pépé a également tenu parole. Il paraît que les frères Milic en ont bavé avant de rendre leur dernier soupir.

Il se redresse, piqué au vif.

Mon allusion aux derniers instants des frères Milic est une insulte à son code d’honneur.

— C’était une affaire entre Pépé et eux. Ils ont tué son fils de sang-froid. Ces deux types sont de vieilles connaissances. On ne s’attendait pas à les revoir. Pas dans ce rôle-là, en tout cas.

— Avec le pouvoir de conviction de Pépé, je présume qu’ils vous ont conduit au chef d’orchestre.

Il plisse les yeux.

— Une vieille connaissance, lui aussi. Certaines personnes ont une mémoire d’éléphant et une cupidité sans bornes. Je me suis occupé de lui, à ma manière, comme je vous l’ai dit.

Je l’arrête d’un geste.

— Je ne souhaite pas en savoir plus.

Je me lève et jette un coup d’œil à ma montre pour signifier que les cinq minutes sont écoulées.

Il se lève à son tour.

— Vous m’avez dit que vous partiez demain pour quelques jours. Vous serez de retour mardi soir ?

— Mardi soir, je serai loin d’ici.

Il m’indique les pianos du menton.

— Je le regrette, j’aurais aimé que vous assistiez au concert.

Je revois les deux pianos pharaoniques dans son salon.

— Vous ne m’avez pas dit qui était votre partenaire quand je suis venu chez vous.

Son expression change, ses traits se durcissent.

Il hésite.

— Vous avez encore deux minutes à me consacrer ?

Venant de lui, de telles précautions de langage ont de quoi surprendre.

— Bien sûr.

Nous reprenons place.

Il semble chercher ses mots.

— Quand je suis arrivé à la Santé, ils m’ont collé l’étiquette de détenu dangereux et m’ont envoyé à la deuxième division. Elle se trouve au sous-sol de la prison. Pour une première expérience de détention, j’ai été servi. Il faisait sombre et je pouvais à peine bouger. Je devais monter sur la chaise pour espérer voir un coin de ciel en haut du soupirail, mais une grille aux mailles serrées m’empêchait de voir autre chose que la cime des marronniers du boulevard Arago. En hiver, je crevais de froid. En guise de chauffage, un tuyau passait à travers les murs de la cellule. L’eau qui y circulait était tiède. Je devais mettre des chaussettes aux mains pour ne pas avoir les doigts gelés. La douche se trouvait au bout de la coursive. J’avais le droit d’en prendre deux par semaine et l’eau était parfois glacée. Je pouvais sortir trente minutes par jour, seul, dans un camembert, une minuscule cour en triangle surmontée d’un grillage. Pendant la promenade, un type m’a dit à travers le mur que j’avais le choix entre l’évasion, le suicide ou la folie. Il a ajouté qu’il y avait eu trois évasions à la Santé depuis sa construction, la dernière datait de 1986. Il me restait la mort ou la folie. J’avais un fils, j’ai choisi la folie.