Une erreur trop souvent commise est de vouloir reproduire un système de défense issu d’une affaire précédente. Ce qui a réussi une fois ne réussit pas une deuxième.
Chaque dossier doit être appréhendé sous un angle nouveau et exige une stratégie adaptée. Un cas simple en apparence peut se révéler d’une rare complexité. Le contraire est aussi vrai.
Je sors du Palais à 12 h 35.
Dès que je suis dans la voiture, j’appelle ma secrétaire.
— Salut, Anne-Marie.
— Salut, Jean. Je ne t’ai pas vu, ce matin. Tu es parti tôt.
— Je suis passé à Forest. Un dossier m’est tombé dessus hier soir. On se voit en début d’après-midi ? Tu veux bien annuler mon lunch avec Patrick, m’excuser auprès de lui et me commander un sandwich ?
— Club, jambon fromage ?
— Sans mayonnaise.
Je consulte ensuite la quarantaine de mails qui ont déboulé dans mon Smartphone durant la matinée.
Comme la plupart des avocats, je suis surchargé.
Je travaille douze à quatorze heures par jour, six à sept jours par semaine. Il m’arrive de recevoir deux cents mails en une journée. Je suis capable de répondre au téléphone tout en continuant à travailler sur un dossier. En plus de cela, je dois courir derrière les clients pour recevoir mes honoraires, former les jeunes avocats, motiver mes collaborateurs et rester calme dans les embouteillages.
Après avoir répondu aux mails les plus urgents, je prends la direction du cabinet.
Dans la foulée, je téléphone au greffe de la Chambre du conseil pour savoir quand aura lieu l’audience d’Akim Bachir.
Le préposé me fait poireauter quelques minutes avant de répondre.
— Elle est prévue vendredi matin, à 9 h 32, salle C.
— Merci.
Un suspect placé sous mandat d’arrêt doit comparaître devant la Chambre du conseil dans les cinq jours. Celle-ci décide du maintien ou non de la détention préventive.
L’avocat de l’inculpé n’a accès au dossier d’instruction que vingt-quatre heures avant la date fixée pour l’audience. Dans le cas qui m’occupe, ce sera demain, à partir de 10 heures.
Avec les pièces qui s’ajoutent sans cesse, certains dossiers peuvent atteindre plusieurs milliers de pages. Analyser un tel monceau de paperasses relève de l’exploit. La difficulté est d’aller à l’essentiel en restant attentif aux détails. L’habileté consiste à détecter la bonne page, le bon paragraphe, la bonne phrase, le bon mot. En certaines occasions, la démarche va au-delà du bon mot et se joue sur quelques lettres.
Dans une affaire de vol dans un dépôt d’armes, l’une des pièces à conviction était une pince coupante que la police avait saisie au cours d’une perquisition au domicile de mon client.
Lors du procès, un spécialiste du FBI était venu des États-Unis à grands frais pour démontrer, photos sophistiquées à l’appui, qu’il s’agissait sans l’ombre d’un doute de l’outil qui avait servi pour sectionner la clôture qui ceinturait l’entrepôt en question.
La pince que brandissait le virtuose américain était de la marque Bahco, mais le procès-verbal de perquisition mentionnait qu’il s’agissait d’une pince coupante de la marque Facom.
J’avais relevé cette faille dans le dossier d’instruction. La pièce à conviction a été rejetée, l’homme a remballé ses ordinateurs et repris l’avion.
L’analyse minutieuse du dossier n’est pas la seule composante sur laquelle il faut se baser pour élaborer une stratégie. L’imagination et la créativité sont des qualités tout aussi importantes.
Je plonge dans le tunnel de l’avenue Louise et profite de la ligne droite pour consulter mon agenda.
En réaménageant mon programme de la semaine, je pourrais passer au greffe de la Chambre du conseil demain matin. De là, aller à la prison de Forest, parler à Akim Bachir, lui donner les premiers éléments et lui demander de confirmer mon mandat, en espérant que son père lui aura rendu visite et sera parvenu à le convaincre.
Je freine.
Une voiture est à l’arrêt dans le rond-point, à l’entrée du bois de la Cambre. Je me retiens de klaxonner. La précipitation est le pire ennemi de l’avocat. Chaque client attend de lui des miracles. Il doit se plier en quatre, rester courtois, disponible et à l’écoute.
Cette course incessante est sans doute à l’origine de mon attirance pour l’alpinisme. Pour conquérir un sommet, il faut être maître de soi, garder son calme et éviter toute précipitation.
Luigi, mon guide, me le répète sans cesse.
« Ne t’occupe pas du sommet, il ne s’en ira pas. Concentre-toi sur le prochain pas que tu vas faire. »
J’arrive au cabinet à 13 h 15.
Mon sandwich patiente sur un coin du bureau. Comme elle le fait habituellement, Anne-Marie a dessiné un smiley sur le papier d’emballage.
J’enfourne une bouchée en attrapant une chemise en carton neuve dans le tiroir. De ma main libre, j’y glisse les documents d’Akim Bachir.
J’extrais l’étiquette, y note le nom du prévenu, ainsi que la date.
Akim Bachir
Mercredi 20 février 2013
Ce que je m’abstiens de dire à nos futures divas du barreau, c’est qu’en plus du travail, la différence entre un avocat qui réussit et celui qui végète est en bonne partie due à la maîtrise d’une science inexacte qui n’est pas enseignée à l’université.
Elle s’appelle le feeling, le flair ou l’intuition.
Sans que nous nous en rendions compte, notre subconscient travaille dans l’ombre, tisse des liens entre les faits, identifie les éléments clés, relève les incohérences.
Si tout se passe bien, notre instinct prend le relais et nous envoie un signal.
Je relis les quelques mots que je viens d’écrire.
Je ne peux en déterminer l’origine, mais mon intuition me murmure que je suis passé à côté d’un élément qui aurait dû attirer mon attention.
7
Son innocence
Le jeudi 21 février, trois jours après les faits, les enquêteurs de la police judiciaire rassemblèrent quelques éléments susceptibles de cerner le profil des braqueurs du vol LX789 à l’aéroport de Zaventem.
L’attaque avait été entièrement filmée par les caméras de surveillance et l’analyse minutieuse des images par des spécialistes permit d’ouvrir plusieurs pistes.
La présence des auteurs dans l’enceinte de l’aéroport avait duré moins de onze minutes et l’intervention proprement dite s’était déroulée en deux minutes et cinquante secondes, ce qui témoignait d’un minutage précis et d’une remarquable rapidité d’action.
Le type de véhicule utilisé n’était pas un break Audi A6, comme on l’avait cru tout d’abord, mais une berline Audi S8, un bolide développant plus de 400 chevaux, produit en série limitée et, de ce fait, plus facilement traçable. La voiture était équipée de fausses plaques d’immatriculation françaises, ce qui laissait supposer que les braqueurs avaient passé la frontière de l’Hexagone après leur forfait.
Les hommes, équipés de gilets pare-balles, étaient armés de pistolets-mitrailleurs P90 dotés de pointeurs laser, une arme destinée au combat rapproché fabriquée par la FN, la Fabrique Nationale, à Herstal. Le fait qu’ils soient en possession d’un tel matériel orientait ce volet de l’enquête vers les trafiquants d’armes de guerre et plus particulièrement vers les fournisseurs des narcotrafiquants mexicains, grands amateurs de P90 pour leur capacité à transpercer les gilets pare-balles.
La manière dont les braqueurs s’étaient déployés sur le tarmac, la précision de leurs gestes et le savoir-faire avec lequel le chef du groupe avait immobilisé l’un des convoyeurs de fonds laissait supposer qu’ils avaient suivi une formation militaire.