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À 20 heures précises, Franck fit son apparition en maître de cérémonie, dans un smoking impeccable, le sourire étincelant. Dans le même temps, le rideau se leva, dévoilant les deux pianos.

Un murmure circula dans l’assemblée.

Il attendit que le silence s’installe et lança la phrase sibylline qu’il avait préparée.

— Ce soir, j’espère entrer dans la légende.

Quelques plaisanteries fusèrent.

Il poursuivit, sans se départir de son sourire.

— Vous allez assister à la première et à la seule représentation du Concerto pour quatre mains, une pièce instrumentale pour deux pianos que mon fils et moi avons composée. Le concert sera filmé et enregistré.

Avec décontraction, il s’assit au bord de la scène et prit le ton de la confidence.

— Avant d’appeler mon fils sur scène, j’aimerais vous raconter l’histoire de ce concerto.

Il observa une pause.

Personne ne se manifesta, il était parvenu à accrocher le public.

D’une voix sobre, il expliqua la genèse du concerto et les conditions dans lesquelles il avait été créé. Il décrivit la cellule de la Santé, le clavier rudimentaire et relata le long échange de courrier qu’il avait eu avec son fils. Il ajouta quelques mots sur l’œuvre en elle-même, précisant qu’elle était formée d’un seul mouvement qui durait une trentaine de minutes.

À la fin du récit, Antoine fit son entrée sur scène, accueilli par quelques applaudissements.

Les deux pianistes s’installèrent, prirent leur respiration et échangèrent un regard chargé de complicité.

Antoine posa les mains sur le clavier et arpégea le premier accord, sombre, mystérieux, insaisissable.

Franck lui répondit par une basse profonde.

Un deuxième accord survint, plus accentué, aussitôt suivi par la même basse. Les premières mesures faisaient penser au début du deuxième concerto de Rachmaninov.

Après ces quelques échanges, l’orage gronda, une cascade d’accords déferla et les spectateurs se figèrent.

Le premier tiers de la pièce était rageur, chargé de hargne et de révolte. Le vent soufflait, les flots se fracassaient contre les rochers, la tempête se déchaînait.

Ensuite vint l’accalmie.

La partie centrale était construite autour d’un dialogue empreint de finesse et de sensibilité. Le phrasé délicat évoquait la quiétude des matins d’été, l’air parfumé et le réveil de la nature.

Peu à peu, le rythme s’emballa, augurant d’un final étincelant. Les enchaînements d’accords se combinèrent, les démonstrations de virtuosité se succédèrent, les deux pianistes rivalisant de brio et d’inventivité dans une éblouissante lutte au coude à coude.

Après un long et fulgurant passage d’octaves staccato, ils plaquèrent en chœur l’accord final, offrant un exutoire libérateur aux spectateurs magnétisés.

Un tonnerre d’applaudissements éclata.

Quelques personnes se levèrent, rapidement suivies par d’autres. En l’espace de quelques secondes, la totalité du public fut debout.

Franck et Antoine restèrent assis un instant, le regard fixe, encore noyés dans leur œuvre. Enfin, ils se levèrent, avancèrent vers le public et s’arrêtèrent au bord de la scène pour saluer.

Aux applaudissements se mêlèrent des coups de sifflet et des bravos.

Triomphant, Franck tendit la main vers Antoine. Celui-ci en fit autant, dans la plus pure tradition des shows à l’américaine.

Alors que les vivats s’élevaient de toutes parts, Franck posa une main en visière, scruta la salle et fit un signe de la main.

Julie se fraya un passage en chancelant.

Quelques personnes du premier rang l’aidèrent à monter les marches qui menaient à la scène.

Elle fit quelques pas timides, caressa les cheveux de son fils qui la dépassait d’une tête et s’enfouit dans les bras de son Franck.

80

Jean

Luigi assure sa prise et se tourne vers moi.

À chaque expiration, de petits nuages s’échappent de ses narines et s’évaporent dans l’air glacial.

— On arrive à l’Androsace. On va redescendre un peu pour l’attaquer par la gauche.

Les battements de mon cœur s’accélèrent.

— Je te suis.

À 4 heures, nous avons quitté le refuge de la Fourche. Pendant les premières heures, nous avons marché à la lueur de nos torches frontales. J’avais l’impression d’explorer un univers imaginaire. Selon la difficulté des passages, Luigi ouvrait la voie ou me laissait prendre l’initiative.

Contrairement à mes craintes, l’enneigement ne représente pas une difficulté insurmontable. En revanche, le froid est impitoyable. Il s’insinue jusqu’au cœur de ma moelle. À quatre mille mètres, il fait moins douze. Des picotements me mordent le visage et mes doigts s’engourdissent dans mes gants.

Je savais ce qui m’attendait, Luigi m’avait dressé le menu des réjouissances quand je suis arrivé chez lui, dans la nuit de samedi à dimanche.

— Tu veux faire la Kuff ? On va la faire, mais je te préviens que nous allons souffrir. Nous suivrons la voie normale. Lundi, cinq cents mètres de dénivelé et on dormira au refuge de la Fourche. Mardi, départ à l’aube pour le sommet. Il y aura de la glace dans certains passages. Autant que tu le saches, une fois passée l’Androsace, il n’est plus possible de faire demi-tour.

Nous sommes partis lundi matin de Valtournenche pour rejoindre Courmayeur. Nous avons commencé la course à l’heure de mon rendez-vous avec Olga Simon. J’ai coupé mon téléphone et ne l’ai plus rallumé.

Après un ultime coup de piolet, j’arrive à sa hauteur.

La vue est époustouflante.

Le soleil se lève sur les aiguilles du Diable. Les premiers rayons font scintiller la neige.

Je ferme les yeux et grave cette image dans ma mémoire.

En quittant Bruxelles, j’ai fait une halte chez Bachir.

Dans la lettre qu’il m’avait adressée, Akim me demandait de remercier Leila. Elle avait réussi à gagner sa confiance. Il lui trouvait toutes les qualités. Il voulait également que je remette la deuxième lettre à son père et à son frère en précisant qu’ils devaient la lire ensemble.

Avant qu’Adil Bachir ne se lance dans un discours-fleuve, je lui ai demandé d’aller dans l’arrière-boutique et d’appeler Youssef. La femme était là, assise dans la pénombre. Adil et Youssef ont pris place. Ils ont posé la lettre sur la table et l’ont lue en silence.

Quand Adil a sorti son mouchoir pour s’essuyer les yeux, la femme s’est manifestée. Je ne comprenais rien à ce qu’elle disait, mais elle gémissait, se lamentait.

Après quelques minutes de ce manège, Adil s’est retourné et lui a lancé quelques mots d’une voix autoritaire. Elle s’est tue instantanément. À la tête de Youssef, j’ai compris qu’il venait de remporter une victoire.

Je rouvre les yeux.

— Merci, Luigi.

Je lui donne une tape sur l’épaule.

— Merci, Luigi.

— Ça va, tu l’as déjà dit. On n’est pas encore au sommet.

L’Androsace est à mes pieds, fidèle à ce que je sais d’elle, une liane fragile tendue entre deux précipices.

Il tend une main, indique la voie.

— Passe devant.

Il m’offre la primeur.

— D’accord.

J’enfonce un pied dans la neige et m’engage sur l’arête.

Luigi me guide.

— OK, c’est bien, avance, doucement.

De chaque côté, le vide vertigineux se perd dans la brume.

J’avance, pas après pas.

Vers le milieu du passage mythique, je marque l’arrêt.

Je contemple le ciel bleu sombre, les nuages rougeoyants, le soleil naissant, les sommets enneigés.