Alicia Manuro avait bénéficié de ce délai pour quitter l’enfer du Stade national : son mari assassiné entre-temps en Argentine avec le général loyaliste, elle enceinte et les pressions de sa famille revenant à trop d’oreilles haut placées (son père était un médecin réputé de Santiago), Alicia avait été libérée. Edwards était né quatre mois plus tard, prématuré mais vivant.
Privée de pension militaire, Alicia avait trouvé un travail d’employée dans un grand magasin, vendu tous leurs biens pour payer les études de droit de son fils, et n’avait plus jamais parlé de politique. La défaite de Pinochet au référendum et l’ouverture démocratique des années 1990 allaient changer la donne. L’avocat en herbe avait accompagné sa mère chez le juge pour porter plainte contre les assassins de son père. Edwards avait lu le rapport de la commission Valech qui réunissait pour la première fois les dépositions et témoignages des familles de victimes, participé aux dénonciations publiques devant les maisons des coupables qui vivaient dans l’impunité, il avait étudié les dossiers en suspens dans les tribunaux, accumulant articles de presse, interrogatoires, profils, rumeurs, sans qu’aucune démarche n’aboutît.
Sur les huit cents enquêtes menées contre les criminels de la dictature, seules soixante et une avaient mené à des peines de prison effectives.
— Tu perds ton temps, lui avait signifié le juge Fuentes, un soir où Edwards était invité chez eux.
Víctor, le père de Vera, considérait la clique de Pinochet comme « une bande de voyous » mais, en servant le général Prats fidèle à Allende, le père d’Edwards avait eu la malchance de se retrouver du mauvais côté du manche. Le passé était le passé, et il fallait regarder devant : Vera, sa carrière, des enfants. À lui de devenir un grand avocat pour que de telles horreurs ne se reproduisent plus.
Avec le temps, les obstacles et la lenteur de la justice chilienne, Edwards avait fait comme tout le monde : il avait laissé tomber.
La mort de Pinochet, puis celle de sa mère, ferait de son père une victime sans bourreau.
Edwards était aujourd’hui un des avocats fiscalistes les plus sollicités de Santiago grâce à l’entregent de son beau-père, qui lui avait ouvert sa maison et son carnet d’adresses, sans qu’il se résignât à jeter les documents liés à l’assassinat de son père à Buenos Aires. Des centaines d’heures de recherches étaient consignées dans un placard de son bureau au cabinet, des piles de dossiers reconstitués au prix d’attentes interminables dans les bureaux des magistrats, souvent déjà en place durant la dictature : c’est là qu’il les avait débusqués.
Edwards avait eu un doute après l’échange de mallettes dans le bar. Plusieurs témoignages de la commission Valech parlaient d’un tortionnaire aux mains couvertes de verrues qui avait sévi dans différents centres de détention entre 1973 et 1977, une jeune brute particulièrement sanguinaire jamais identifiée. Edwards s’en souvenait car d’autres proches de victimes avaient dressé un portrait-robot similaire d’un agent de la DINA, la police secrète de Pinochet. Il avait épluché les documents qui prenaient la poussière dans le placard du bureau, avant de retrouver sa trace dans les archives du Plan Condor.
Un avocat tenace avait fini par découvrir les papiers relatifs aux opérations du Condor dans une maison abandonnée au Paraguay, archives secrètes aujourd’hui disponibles sur la Toile, soit des centaines de pages avec les noms et les photos des officiers et autres agents chargés du sale boulot.
Extermination d’opposants politiques sans jugements ni procès : le concept avait été mis au point par les militaires français en Algérie avant que Washington ne généralise la méthode en Amérique du Sud. Avec l’aide d’agents de la CIA, Pinochet et ses généraux avaient, sous le nom de Plan Condor, étendu l’opération criminelle et secrète non seulement au Chili mais dans les dictatures voisines — Uruguay, Brésil, Argentine, Paraguay, Bolivie —, puis ils avaient poursuivi la traque dans le monde entier.
Soixante mille morts : une hécatombe intercontinentale, silencieuse. On retrouvait des opposants réfugiés en Europe empoisonnés, suicidés, accidentés de la route ou froidement abattus lors d’attentats jamais revendiqués ou alors par des organisations fantoches. L’ancien ministre proche d’Allende, Orlando Letelier, avait été exécuté avec sa secrétaire en pleine rue à Washington même. Letelier n’était pas la seule icône de la résistance visée par les tueurs de Pinochet : Pablo Neruda, cancéreux, était mort d’une brusque rechute à l’hôpital quelques jours après le coup d’État, Frei, l’ancien président chilien leader de la Démocratie chrétienne, était lui aussi mystérieusement décédé lors d’une banale hospitalisation. Agissant le plus souvent avec la complicité des services secrets locaux, les agents du Condor avaient propagé partout ce terrorisme d’État sans qu’aucun de ses auteurs ne soit jamais inquiété.
C’était le cas de l’attentat de Buenos Aires qui avait coûté la vie au général Prats et à son aide de camp, le père d’Edwards. L’assassinat de l’ancien chef des armées avait été revendiqué par un groupuscule gauchiste inconnu, mais il était clair que l’opération portait le sceau du Condor.
Quarante ans plus tard, Edwards se retrouvait dans son cabinet d’avocats rue Carmen, seul face à ces hommes qui avaient comploté dans l’ombre de Pinochet. Il avait peine à y croire. Il n’y avait pas que Jorge Salvi, l’homme aux verrues : Schober aussi figurait dans les archives électroniques du Plan Condor…
Edwards frotta ses cheveux dans ses paumes moites. L’impression qu’ils partaient par poignées, comme dans les pires cauchemars. Le visage de ces hommes le renvoyait dans l’inframonde, dans le ventre de sa mère pendue par les mains dans ce vestiaire immonde. Son cœur se recroquevilla dans sa poitrine, petite bête souffrante et apeurée, comme s’il redevenait l’enfant supplicié in utero. Il s’était résigné à laisser les crimes de la dictature impunis mais chacune de ses cellules en était imprégnée.
Le destin aujourd’hui le rattrapait. Ou plutôt l’empoignait par le col et le plaquait au mur. La raison lui échappait encore mais il y avait forcément une explication, comme à tout phénomène, une relation de cause à effet, une conjonction d’événements retors qui l’acculait aujourd’hui à l’écran de son ordinateur.
Víctor connaissait-il le passé de ces hommes ? Et lui, que devait-il faire : en parler à son beau-père ? Edwards avait déjà remis la mallette au juge. Pire, on l’avait filmé pendant qu’il la recevait des mains de l’ancien tortionnaire. Lui et Schober avaient un moyen de pression sur eux, dorénavant pris au piège. L’indécision le taraudait.
Edwards se versa une rasade de whisky sans voir qu’il était à peine onze heures du matin, but d’un trait en regardant fixement la toile impressionniste au mur de son bureau, cherchant un sens à tout ça. Ce cas de conscience. Un deuxième verre n’apporta pas de réponse. Il s’en servit un troisième. Pour quelqu’un qui ne buvait jamais, l’addition serait corsée. Edwards croyait se donner du courage, il perdait pied. Tout s’effondrait, les piliers de sa vie château de cartes. Víctor Fuentes le considérait comme un fils, il ne pouvait pas le trahir. Et puis il dirait quoi à Vera ? Que la mémoire d’un père inconnu valait plus que l’amour qui les liait tous les trois ?
Son esprit alcoolisé divaguait, dans les cordes, quand la sonnette retentit à l’entrée.
Edwards mit plusieurs secondes avant de réaliser qu’il était seul dans le cabinet. On sonna encore, avec insistance. Un emmerdeur. Ou un client. Le concierge de l’immeuble avait dû dire qu’il était monté un peu plus tôt… L’avocat souffla de dépit, reposa son verre sur le bureau, traversa comme un fantôme le hall moquetté, ouvrit la porte de bois verni et tomba sur une jeune femme.