— Monsieur Roz-Tagle ?
Elle portait une robe bleue à motifs sombres, des ballerines bon marché, quelques bracelets de pacotille. Une Indienne élancée qui faisait des efforts pour sourire. Edwards la dévisagea à peine.
— Non… Non, Esteban n’est pas là, dit-il en se tenant à la porte. Qu’est-ce que vous voulez ?
Gabriela s’accrocha à son sac de vinyle. Toutes ces dorures lui donnaient le tournis et le type en costard qui venait de lui ouvrir ne semblait pas dans son assiette.
— Je m’appelle Gabriela Wenchwn et je le cherche. Vous êtes son associé ?
— Aux dernières nouvelles, oui. Mais Esteban n’est pas là, répéta Edwards.
— Ah. Vous savez quand il revient ?
— Non… Quand ça lui plaira… Je n’en sais rien. Repassez plus tard, conseilla-t-il d’un ton mécanique, ou laissez-lui un message pour qu’il vous rappelle.
Un mètre soixante-dix, un costume bleu nuit sur une chemise ouverte, le regard trouble et le visage ravagé : l’avocat fit un geste pour refermer la porte mais Gabriela n’avait pas fait le chemin depuis Brazil pour qu’on la rembarre.
— Je tombe toujours sur sa messagerie et il ne me rappelle pas, dit-elle. Vous savez où je peux le trouver ?
L’associé de Roz-Tagle avait les yeux rouges, comme s’il avait pleuré.
— Non, répondit-il. Non… Il est parti il y a trois semaines et je ne sais pas quand il rentre.
— Il ne vous a pas dit comment le joindre ? C’est pour une affaire importante, insista la jeune femme.
Edwards recula pour faire le point. Son haleine puait l’alcool.
— Vous êtes indienne ?
— Non, mapuche, fit Gabriela.
Il acquiesça mollement, le regard tourné vers l’intérieur.
— Je cherche un avocat pour une affaire à La Victoria, poursuivit l’étudiante comme si son interlocuteur était d’humeur à l’écouter. Si votre associé n’est pas joignable, peut-être que vous pouvez m’aider à…
— Je suis fiscaliste, coupa Edwards d’une voix pâteuse. Les affaires pénales ne sont pas de mon ressort. Je vous l’ai dit, on ne sait jamais quand Esteban passe au cabinet. Si vous êtes pressée, je vous conseille de choisir un autre avocat.
— C’est une amie, Camila Araya, qui m’a parlé de votre associé. D’après elle, mon histoire pourrait l’intéresser. Plusieurs adolescents sont morts et leurs parents n’ont personne pour les épauler dans leurs démarches auprès des autorités.
— Ce n’est pas mon problème, mademoiselle. Et j’ai du travail… Excusez-moi mais je ne peux rien pour vous. (Edwards saisit la poignée de laiton.) Au revoir, dit-il avant de lui fermer la porte au nez.
Gabriela essuya le courant d’air sur le palier, circonspecte. Elle n’était pas impressionnée par le luxe des lieux, ce n’était pas une raison pour se montrer désagréable.
Ses ballerines imitation lézard juraient avec le tapis bordeaux qui dévalait le grand escalier ; elle repassa par le hall, vit la plaque dorée à l’entrée.
Gabriela grimaça — c’était qui ce guignol ?
7
Des algues tentaculaires dansaient dans le ressac, bouillon blanc crémeux aux reflets turquoise. Plus loin les vagues rognaient les récifs perdus en mer, où des mouettes au ralenti s’inventaient des planeurs. L’air était vif, les embruns jamais loin des hauteurs qu’Esteban gravissait chaque matin pour survivre à la nuit, un goût de sel perpétuel pour ce qui ne serait jamais qu’une brève accalmie. Il portait en lui leur amour de sauvageons, d’enterrés l’un dans l’autre — ses héros. Il tanguait devant l’océan furieux en songeant à la fin de leur histoire. Témoins du chaos, quelques cactus gris à houppes brunes se terraient derrière les rochers comme des marins naufragés.
Le roman, visible sous toutes ses formes.
De retour au chalet, Esteban renifla la dernière ligne de méthédrine sur le bureau et se remit au travail. Sourd aux fracas des vagues, il se laissa entraîner : Catalina et son Colosse étaient de retour, forces mouvantes sur le papier, guidant sa main.
L’écrivain échappe rarement aux clichés. Si Esteban s’était regardé dans une glace, il aurait croisé un visage ravagé par le manque de sommeil, ses pupilles dilatées ne distinguant plus le jour de la nuit, une chimie de chien ou de fauve aux abois pourvu qu’il y ait la chasse, celle qu’il menait contre les formes d’un bonheur général réservé aux particuliers. Les mots rampaient sous ses doigts : il en voyait mille autres, comme un torrent de larmes brûlantes à l’affût — pudeur, acuité du réel, désespoir. Vingt jours qu’il n’en dormait pas, les Drones, Ghinzu ou Deity Guns fort dans son iPod, enfilant les sentiers de poudre comme autant de féeries maléfiques. Un monde toxique, un peu moins que le nôtre, qu’il vivait en boucle avec cette musique noire pour ciment. Esteban était pris dans la lave, rivé à la chaise du bureau qui donnait sur la plage : l’univers s’agençait lentement, s’articulait, comme par miracle. Portée d’une muse féconde, alchimie baroque, les mots tombaient par grappes du Colosse, il suffisait de se baisser pour les ramasser. Les yeux lui piquaient, il s’en fichait, le livre se terminait, ça sentait l’écurie céleste, la terre retournée. L’âme des morts flottait quelque part entre brumes et plume, à mi-chemin de rien du tout où il se sentait libre. Libéré.
De ce flot impétueux, Esteban ne garda que l’écume. Quand tout fut achevé ou presque, les derniers vers aspergés de pétrole, il referma le Moleskine ouvert trois semaines plus tôt, sans y mettre le feu.
Il manquait le dernier chant de Catalina pour son Colosse. Esteban n’était pas pressé d’en finir. Quelque chose arriverait bientôt, quelque événement imprévu qui clôturerait le bal des morts qui le hantaient… Esteban repoussa la chaise du bureau avec un léger vertige et traîna son fantôme las jusqu’à la chambre du chalet loué pour l’occasion.
L’atmosphère y était enfin paisible, avec ses murs peints en bleu, ses coussins brodés sur le lit et la fenêtre qui donnait sur la baie déserte. Il s’allongea comme une épave entre les roches d’un grand fond et s’endormit, massif, avant que les bulles ne remontent à la surface.
Non, ses héros ne mourraient pas… Pas encore.
Esteban Roz-Tagle avait grandi à Las Condes, la banlieue huppée de Santiago, choyé par l’ineffable Teresa, bonne et nounou historique de la maison, qui lui avait donné toute l’affection qui pouvait manquer à un fils de bonne famille. L’aîné de la fratrie avait vécu une enfance heureuse dans un monde où les choses s’acquéraient facilement, entouré de ses frères et sœurs. Le jeune aristocrate avait traîné de club-houses en terrains de polo où il s’était frotté aux jeunes gens de sa classe, aiguisant un appétit de conquêtes et de popularité propre à sa lignée, sur les terrains de sport mais aussi dans les fêtes privées où son allure racée tournait les têtes de princesses caquetant à l’idée de se laisser déplumer.
Esteban perfectionna son jab sur les rings amateurs, noua des liens avec la future élite d’un lycée où son père et son grand-père avaient fait leurs classes avant lui, fréquenta assidûment la gente féminine avec un succès qui flattait l’ego fragile de sa mère actrice, avant de rejoindre l’inévitable Católica, l’Université catholique de Santiago. Là encore, Esteban fit preuve d’une conduite parfaite, réussissant tout avec brio ; en récompense, on l’envoya étudier le droit à Berkeley, États-Unis, trois années californiennes dont il était revenu bronzé, bilingue, bardé de diplômes.