L’avenir lui tendait les bras. Il était l’héritier légitime d’une famille multimillionnaire, on avait vu plus d’un homme politique commencer sa carrière comme avocat et Adriano avait une ambition démesurée pour son fils aîné. Fort d’un pactole célébrant son entrée dans la vie active — une coutume chez les Roz-Tagle —, Esteban s’était associé à son ami Edwards, avec lequel il avait monté un cabinet d’avocats rue Carmen, dans le centre historique de la capitale. Le premier était pénaliste, le second fiscaliste, Adriano Roz-Tagle et Víctor Fuentes étaient des amis proches, puissants, tout semblait clair, tracé, organisé… Que s’était-il passé ?
Esteban avait quarante ans et déjà une solide réputation d’hurluberlu dans le petit milieu de la justice. C’était ce que pensaient son père Adriano, sa mère, leurs amis, le reste de la famille, les personnes qui fréquentaient les prétoires. Plutôt que de « faire de l’argent » comme tout le monde, Esteban s’était mis à le jeter par les fenêtres — celui de ses parents en l’occurrence. Il perdait son temps à nocer tandis que son associé trimait au bureau, achetait des petits bolides importés où les maîtresses grimpaient selon l’humeur, un sale gosse qui crachait dans la soupe tout en profitant sans scrupules des largesses de cette poire d’Edwards, et content de lui encore. Sabotage, provocation, autodestruction, l’ex-futur brillant avocat de Santiago prenait les affaires du tout-venant avec une nette préférence pour les minables : on l’avait ainsi vu plaider au tribunal contre les nouveaux boîtiers électriques des poblaciones, soutenir une coopérative de pêcheurs contre la nouvelle loi concernant les quotas d’exploitation des eaux territoriales, des affaires qui souvent ne rapportaient rien, attaquant à tort et à travers avec une éloquence devenue légendaire — même les huissiers se pressaient pour entendre ses plaidoiries loufoques, dont l’humour décalé frisait l’insolence. Esteban obtenait parfois des résultats — remises de peine, raccordement au tout-à-l’égout, relogement. Un travail foutrement déprimant que l’intéressé prenait avec une bonne humeur suspecte.
Le temps n’avait pas arrangé les choses : Esteban ne passait plus au cabinet qu’en coup de vent, laissait la poussière s’accumuler sur son bureau, multipliait les conquêtes sans qu’aucune curieusement ne s’en plaignît, était de tous les clubs underground de la capitale où le pisco-champagne coulait à flots, une vie de draps défaits.
Son père avait tenté de le raisonner, en pure perte évidemment. À croire qu’il le faisait exprès. Pourquoi ? Pour ridiculiser leur nom ? Sa famille ? Pauvre pitre, éructait Adriano, il y a longtemps que plus personne n’attendait rien de lui !
Esteban les laissait dire. Selon toute logique, il n’avait pas beaucoup de temps à vivre, à moins d’un miracle qui soulagerait sa conscience. Autant croire à la paix dans le monde, au partage des richesses, toutes ces foutaises…
Il était onze heures du matin au cadran de l’Aston Martin. La Panaméricaine filait sous le capot, boa de bitume longeant les Andes. Le vent attisait les braises de sa cigarette dans la décapotable. Fini les vacances à la mer, la défonce, les histoires de Colosse, Esteban roulait, les yeux gonflés derrière ses lunettes, sondant le bleu du ciel sur la Cordillère. Quelques neiges éternelles bravaient l’inéluctable, réchauffant leur peau blanche au soleil austral.
Le retour à la réalité était toujours difficile, le sentiment plutôt neutre. Esteban avait dormi deux jours d’affilée, à peine réveillé par la soif postchimique qui le voyait tituber du lit au robinet de la cuisine, et retomber dans le coma dépressif consubstantiel à la prise répétée de méthédrine. Quand il s’était senti mieux, il avait roulé jusqu’au restaurant de Quintay, un bord de mer où les pélicans attendaient le retour des pêcheurs, et mangé pour trois — lui, Catalina et le Colosse. Ses héros. Il les sentait encore couler, sang d’encre dans ses veines.
Il pensait toujours au texte qui manquait à L’Infini cassé, l’épitaphe de Catalina. Esteban l’avait laissé en suspens, comme ces peintres japonais qui, méditant devant leur toile pendant des jours, achèvent soudain leur œuvre d’un seul et unique coup de pinceau… Soleil de plomb et vent debout dans l’habitable. L’esprit vaporeux, Esteban s’inventait des mirages sur l’asphalte chauffé à blanc.
Cent cinquante kilomètres-heure : le bitume défilait au rythme des cigarettes ventilées. Sans nouvelles du monde extérieur depuis près d’un mois, l’avocat n’était pas pressé de le réintégrer. Des rangées d’oliviers rectilignes se tenaient au garde-à-vous dans les collines, nargués par les cactus anarchiques du bord de route. Il traversait les vallées fertiles du centre, les serres et les taudis où les ouvriers agricoles s’entassaient, sans rien reconnaître. Le monde avait-il tant changé en un mois ? L’Aston Martin ralentit à l’approche d’une zone de travaux, enfer de camions à benne et de goudron chaud répandu sur la piste — tout le pays semblait en travaux.
Enfin la Panaméricaine fit place à une banlieue grise qu’Esteban ignora, encore imprégné de sa virée littéraire hors du temps. L’arrivée sur l’avenue Providencia le ramena vite sur terre. Circulation incessante, bus ou camions crachant leur fumée noire, la brume de pollution était si dense dans la cuvette de Santiago que les Andes toutes proches demeuraient invisibles : une purée de pois où le ciel était gris même en plein soleil.
Esteban prit son mal en patience. Les voitures rugissaient sur l’artère qui saignait la ville, se répandaient dans les rues sans y croiser aucun cinéma ni théâtre. Santiago n’avait presque rien gardé des vieux bâtiments qui marquent l’histoire d’une ville, les urbanistes de Pinochet s’étaient empressés de raser les lieux trop « typés » pour ériger des buildings austères, administratifs. L’avocat s’extirpa du trafic à hauteur de Lastarria et gara la voiture un peu plus loin dans la rue, près du bar qui lui servait de QG.
L’atmosphère était plus calme près de Bellas Artes ; les terrasses échappaient aux poisons des voitures, il y avait même une petite place piétonne avec des restaurants, quelques moineaux pour oublier les murs fades. Esteban marcha pieds nus jusqu’à l’immeuble numéro 43, son sac de voyage à l’épaule, encore incognito derrière ses lunettes noires.
L’appartement avait l’avantage de couvrir le dernier étage et de se situer à dix minutes du cabinet d’avocats. Mobilier moderne d’un blanc aseptisé, lumière du jour omniprésente, terrasse en bois exotique, Esteban vivait seul dans le loft de Lastarria, ce qui à quarante ans constituait ici une anomalie. Mais qu’avait-il à partager ? Ses délires schizophrènes, son dilettantisme affectif, ses affaires de caniveau ? Esteban était trop lucide pour croire en lui-même, et pas assez ravagé pour entraîner quelqu’un dans sa chute.
Clos pendant près d’un mois, l’appartement aussi avait besoin d’un grand coup de frais ; Esteban leva les volets électriques, ouvrit les baies vitrées pour laisser couler la brise du dehors et fit quelques pas sur la terrasse, chat reprenant ses marques. On apercevait la façade de la Católica de l’autre côté de l’avenue, le Jésus géant aux bras ouverts sculpté au sommet, ses murs noircis par les moteurs. Ses années d’études passées là-bas lui semblaient une autre galaxie.
Midi. Ses affaires de vacances jetées dans la machine, il descendit l’escalier de marbre qui menait chez la concierge pour récupérer Mosquito, le perroquet.