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Patricia, la concierge, était une grosse femme toujours enjouée.

— Alors ces vacances, s’enquit-elle, c’était comment ?!

— Plein de morts, répondit Esteban.

— Ho ho ! s’esclaffa-t-elle, rodée aux facéties de l’avocat. C’est vrai que tu n’as pas très bonne mine pour un vacancier !

— Je bronze de l’intérieur, comme les Noirs, dit-il, ça se verra bien un jour.

— Comme les Noirs, ho ho !

Un gilet informe tombait sur son corps de bouddha. Esteban remercia la brave femme de s’être occupée de l’affreux bestiau, rejoignit son antre et consigna l’oiseau sur la terrasse.

Mosquito faisait la gueule, ses petites griffes nerveuses rivées au perchoir de la cage. Une ex lui avait laissé son perroquet en le quittant avec perte et fracas. Esteban l’avait gardé, comme on garde un vieux bibelot de famille. Il se concentra sur l’atmosphère qui régnait dans le loft et les objets, peu à peu, retrouvèrent leurs vertus familières. Une descente en douceur, cotonneuse. Il faisait chaud, presque étouffant malgré la brise du cinquième étage. Esteban prit une douche, s’habilla d’un costume noir — il en avait une ribambelle —, bouda les restes périmés du frigo et, désœuvré, fuma une cigarette en observant la Torre Mirador du parc voisin…

À l’instar de Joaquín Bello, l’écrivain dandy qui avait abandonné ses titres et son rang pour défendre la cause du peuple, pourquoi n’était-il pas devenu tout simplement auteur, quitte à perdre son héritage au casino et reprendre sa vie de zéro ? Une fois son roman achevé, devait-il chercher à le faire publier en laissant tout tomber, le cabinet, Edwards, cette ville avariée où il pourrissait sur pied, se foutre en l’air une bonne fois pour toutes ? Mais publier, à quoi bon : la moitié des maisons d’édition du pays appartenait à son père, l’autre à ses amis, toutes plus portées sur les récits people et le développement personnel que sur les élucubrations politico-métaphysiques d’un Colosse et de sa belle arrachés au néant structurel chilien.

Au fond, il se sentait lâche. Ou le courage lui manquait. L’envie. Il affûtait chaque jour un dégoût de lui-même un peu plus profond sans affronter ses monstres endormis, inoffensifs tant qu’il les couchait sur papier… L’étaient-ils vraiment ? Et lui, qu’attendait-il au juste ? Esteban se posait des questions existentielles et ce n’était pas très bon signe. Il n’avait jamais parlé à personne de ses écrits, de ce qu’il en ferait, pas même à Edwards.

Mosquito poussa un cri de détresse sur la terrasse, qui lui vrilla les tympans ; langue violette, bec croquant les barreaux, le perroquet se dandinait sur son perchoir dans une mauvaise valse, sans cesser de brailler. Une fois, Esteban avait essayé de le libérer mais l’animal avait refusé de sortir de sa cage — quel débile…

Tout ça ne répondait pas à l’énigme que constituait sa vie. À force de brouiller les cartes, l’envie de jouer s’étiolait.

Esteban enfila sa veste noire, prit ses clés et les paquets de cigarettes qui traînaient sur le bar. Il fallait qu’il parle à quelqu’un et jusqu’à nouvel ordre Edwards était son seul ami.

* * *

Ils s’étaient rencontrés à la Católica. Jouant d’une grâce innée et du regard magnétique de sa mère actrice, l’aîné des Roz-Tagle se montrait brillant, fantasque, généreux jusqu’à l’absurde, égocentrique et, contrairement à Edwards, peu impliqué dans les Droits de l’Homme.

— Je préfère le droit des femmes, prétendait-il.

Esteban lui avait présenté sa petite amie, Vera Fuentes, la fille d’un des juges les plus influents de Santiago. Esteban sortait avec elle à l’insu de leurs parents, lesquels n’auraient guère apprécié une liaison sans mariage. Vera était une petite brune piquante qui entrait en première année à la Católica : Edwards, à sa plus grande honte, en était tombé spontanément amoureux. Il aimait la détermination de ses propos, ses jambes fines, sa peau, le monde quand elle riait… Il détestait l’idée de la voler à son meilleur ami mais son regard rêveur en présence de Vera n’avait pas échappé à Esteban.

— Elle te plaît, hein ? lui avait-il lancé alors qu’ils sortaient de l’université. Eh bien, prends-la.

— Quoi ?

— Tu es amoureux de Vera, non ?

— …

— Te fatigue pas, ça se voit comme le nez au milieu de la figure.

— Bah…

— Prends-la, je te dis. De toute façon personne n’appartient à personne, encore moins à moi… Et puis je suis sûr qu’elle t’aime en secret : elle me l’a dit.

Trop troublé pour savoir jusqu’où son ami plaisantait, Edwards n’avait su que balbutier.

— Tu ne seras pas jaloux ? Je veux dire, si jamais elle m’aime…

— Bah ! (Esteban avait haussé les épaules.) Pas si elle continue de coucher avec moi de temps en temps…

Edwards sidéré, Esteban dut lui taper sur l’omoplate en riant pour le rassurer. Esteban n’avait rien dit des sentiments qu’il éprouvait pour Vera, juste qu’il partait pour trois ans en Amérique. Sans la famille de Vera Fuentes, Edwards ne serait sans doute qu’un obscur collaborateur griffonnant des calculs pour le compte d’associés rapaces : Esteban le savait, ce qui n’était pas la moindre de ses élégances.

Edwards lui passait tout, comme à un petit frère turbulent, certain qu’il taisait des maux plus obscurs…

Une heure de l’après-midi sonnait à l’église de la rue Carmen quand l’aîné des Roz-Tagle fit irruption dans l’agence : alerté par le bruit de la clé dans la serrure, Edwards eut le temps de cacher la bouteille de whisky sous la table.

Esteban fit un bref panoramique sur l’accueil en open space ; Marta, la secrétaire, devait être toujours en vacances, son bureau parfaitement rangé attendait son retour, cerné de plantes grasses. Il foula la moquette, dépassa la photo de Mandela souriant dans son cadre de verre et aperçut Edwards par la porte entrouverte de son bureau.

— Salut ! dit-il en entrant.

Son sourire s’effaça.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Edwards avait une mine épouvantable. Les yeux creusés, le regard fuyant, il semblait sortir de terre malgré son costume Hugo Boss et sa chemise blanche ouverte.

— Tu as vu ta tête ? relança Esteban.

— Bah…

— C’est quoi, le problème ?

— Oh ! rien, je suis juste un peu crevé…

— En rentrant de vacances ?

— Ça fait une semaine déjà, corrigea son ami comme une excuse.

Edwards n’avait jamais été très bon pour mentir — tout juste s’il ne louchait pas.

— Je ne me pose pas comme modèle de vie saine, nota Esteban, mais c’est quoi, ça ?

Un verre vide reposait près de l’ordinateur, qui empestait le whisky.

— Tu vois, plaisanta l’autre en guise de réponse, quand tu n’es pas là le cabinet part en vrille !

Mais l’ironie du fiscaliste tombait à plat. Il y avait une sorte de détresse dans ses yeux bruns, rougis, vitreux.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiéta Esteban.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Tu ne bois jamais. Alors ?

Ils se connaissaient trop bien. Sous tension, Edwards lâcha du lest — après tout, une demi-vérité valait mieux qu’un mensonge.

— C’est… C’est Vera, dit-il dans un soupir. Elle a quelqu’un.

— Vera ?

— C’est récent.

Esteban compatit : Edwards était fou d’elle, depuis toujours.

— Comment tu l’as su ?

— Par la bande, bredouilla Edwards.

Il rougit imperceptiblement — il allait dire quoi, qu’il reluquait les fonds de culotte de sa femme, masochiste, minable, cocu ?