— On a pu te raconter des bourres, tenta de relativiser Esteban, des jaloux, des vipères. Ça court les rues.
— Non, c’est moi qui l’ai découvert, par hasard…
Esteban alluma une cigarette devant son récit contradictoire. Malgré les années, le visage d’Edwards était resté poupin, le regard sans malice.
— Je croyais que ça marchait entre vous…
— Moi aussi.
— Il s’est passé quelque chose ?
— Non… Enfin je ne sais pas… Vera va bientôt avoir quarante ans : peut-être qu’elle a peur de vieillir, de ne plus plaire… Ce qui pour moi est absurde.
Ils passaient pour un couple modèle. La nouvelle ébranlait Esteban, qui ne s’attendait pas à ça.
— L’amant de Vera, tu le connais ?
Son ami secoua la tête.
— Tu lui en as parlé ?
— Non plus.
— Tu devrais. Vera t’aime. Même si elle voit quelqu’un d’autre, ce n’est qu’une passade. Parle-lui.
— Peut-être… Tu as raison… Excuse-moi de t’emmerder avec mes histoires.
— Tu n’emmerdes personne… Mais ce n’est pas en picolant dans ton coin que tu vas la séduire, ajouta-t-il.
— Oui…
Edwards souffla pour évacuer le surplus de stress, prit un air bonhomme.
— Bon, et toi, relança-t-il pour changer de sujet, ces vacances ?
— J’ai vu des étoiles de mer.
— C’est tout ?
— Je n’avais pas d’épuisette, autrement je t’en aurais rapporté.
— Tss ! Tu étais où ?
— Sur la côte, dit Esteban, évasif.
Son associé ne releva pas. Les « vacances à la mer » d’Esteban restaient un mystère, et s’il y avait quelqu’un qu’il voyait mal en sandales, c’était bien lui.
— Tu as eu mon message ? demanda Edwards.
— Non. Quel message ?
— Tes parents donnent une garden-party pour la nomination de Víctor à la Cour suprême, déclara-t-il en faisant un demi-tour sur son siège pivotant. Ce soir… Je voulais te tenir informé, au cas où.
Esteban soupira d’un air entendu. Il était venu pour parler de son avenir sur terre mais ce n’était visiblement pas le bon jour.
— Au fait, il y a une fille qui cherche à te joindre pour une affaire, reprit son associé. Elle est passée ce matin à l’agence. Ça avait l’air urgent… Gabriela-quelque-chose : tu connais ?
Esteban fit une moue peu inspirée.
— Tu as tort : c’est pour une affaire en banlieue sud et la fille en question a l’air complètement fauchée.
Edwards se détendait après ses aveux mais son regard tourmenté ne plaidait pas en sa faveur. Esteban écrasa sa cigarette dans le fond de whisky. Son associé ne lui avait pas tout dit mais il avait assez à faire avec lui-même…
Il faisait une chaleur moite dans le bureau au fond du couloir. Une nouvelle couche de poussière tapissait les dossiers plus ou moins en attente accumulés sur la table, les étagères… Esteban remonta les stores qui donnaient sur l’ancienne peña de la rue Carmen, récupéra son téléphone laissé dans le coffre un mois plus tôt, avec les dollars en liquide et son passeport.
Il y avait onze messages sur le répondeur, qu’il laissa dérouler : un client à qui il manquait un document quelconque, une invitation à une soirée passée depuis dix jours, des nouvelles de gens qu’il n’avait pas tellement envie de voir, un vendeur de voitures anciennes, un autre de cuisines high-tech, le caviste du coin qui avait reçu sa commande de pisco, une demande pour un divorce, Gabriela-quelque-chose, une amie de Camila Araya, qui voulait le voir pour une affaire urgente, Edwards qui lui rappelait la garden-party pour la nomination du juge à la Cour suprême mercredi 3, c’est-à-dire le soir même, le greffe du tribunal d’instance, enfin un second message de la dénommée Gabriela, qui datait du matin.
« C’est de nouveau Gabriela Wenchwn, l’amie de Camila Araya. Vous seriez bien inspiré de me rappeler, au pire me conseiller quelqu’un qui maîtrise le téléphone. Il s’agit d’une cause perdue, il paraît que vous êtes spécialiste… Contactez-moi à ce numéro, s’il vous plaît : dare-dare, ce serait mieux… »
Sa voix était légèrement éraillée, un rien sardonique. Esteban alluma une cigarette, ouvrit la fenêtre en grand pour chasser les semaines de confinement, se demanda ce qu’il fichait là, dans son bureau, alors qu’il avait un livre à finir et le reste de sa vie à épandre dans les champs du possible. Ses pensées se désarticulaient. Même de simples actes comme aller chercher sa commande de pisco chez le caviste lui tiraient des soupirs d’ennui… De guerre lasse, il rappela la fille.
La discussion fut brève : un adolescent décédé à La Victoria, les carabiniers aux abonnés absents, le père de la victime dépassé par les événements…
— Le plus simple serait de se voir, abrégea Gabriela.
— Oui.
— Quand ?
Il était une heure et demie.
— Aujourd’hui vous êtes libre ? demanda Esteban.
— De toutes mes forces.
— OK. Détendez-vous et retrouvez-moi au Clinic : c’est aussi un bar de Bellas Artes, rue Monjitas. Il y a un ginkgo dans la cour intérieure, un arbre japonais : retrouvons-nous dessous… Dans une heure, ça vous va ?
— Vous y serez ?
— Bien sûr, pourquoi vous dites ça ?
— Je suis passée à votre cabinet ce matin : votre associé n’avait aucune nouvelle de vous, ni la moindre idée du jour où vous reviendriez travailler.
— C’est vrai que je viens rarement au bureau, concéda Esteban, mais quand je suis là, je fais des étincelles.
— Il faut tomber le bon jour, quoi, ironisa la fille au téléphone.
— Tout juste.
— OK. Dans ce cas, à tout à l’heure…
Un clic et puis plus rien.
Le destin.
8
Monjitas 578 : l’hebdomadaire satirique The Clinic avait ses bureaux dans le bar-restaurant éponyme de Bellas Artes.
Des affiches et des caricatures étaient placardées dans le long couloir de l’entrée ; Pinochet y était recherché avec une récompense de huit millions de dollars (la somme détournée par le dictateur), Piñera, Bachelet et les différents présidents issus de la Concertation s’y voyaient brocardés sur tous les tons, souriant comme des vendeurs de moquette à Berlusconi, Bush, Poutine, photomontages ou détournements irrévérencieux qui accompagnèrent Gabriela jusqu’à la cour intérieure.
Un échafaudage de bambous supportait des voiles de bateau qui ombrageaient le patio où, de fait, régnait un ginkgo aux feuilles jaunes éclatantes. Des tables aux mosaïques colorées étaient éparpillées sous ses branches. Gabriela trouva une place à l’une d’elles et, constatant que personne ne l’attendait, commanda un maté à la serveuse aux seins rebondis sous son tee-shirt. L’ambiance était détendue, les discussions enjouées ou sardoniques. On y parlait des derniers scandales politiques, de vins fins et d’amourettes, sans trop d’exigence quant à la qualité des plats servis. L’étudiante observa la fontaine romaine, avec ses lions rugissants et sa statue de Marie décapitée où brûlait une bougie, les ex-voto mexicains qui honoraient on ne sait quels morts, fourbi provocateur et plutôt sympathique…
— Gabriela ?
Échappant au feuillage du ginkgo, un rayon de soleil se ficha dans sa rétine : Gabriela fit un mouvement d’esquive solaire et le spectre devint chair, un homme dont le regard sombre étincelait.
— Esteban Roz-Tagle, se présenta-t-il. Désolé pour le retard, mon caviste m’est tombé dessus dans la rue…