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Des yeux bleu pétrole qui raviveraient la nuit en plein jour. L’apparition lui fit un choc mais Gabriela ne resta pas longtemps subjuguée : l’avocat portait un élégant costume noir, une chemise blanche, mais pas de chaussures.

— Je ne vous ai jamais vue ici, dit-il en s’asseyant.

— Non, c’est la première fois que j’y mets les pieds. Mais Camila m’en a parlé.

La jolie serveuse s’arrêta à leur table.

— Salut, qu’est-ce que tu veux ? s’enquit-elle.

— Pisco sour… Deux ?

— Merci, répondit Gabriela en désignant le maté sur la table, je vais finir mon eau chaude.

— Mets-m’en deux quand même, dit-il à la fille. Avec un ceviche. Un mix de ce que tu as, ça ira.

La serveuse repartit avec son plateau, dribblant les touristes paresseux attirés par le patio, sans un regard pour les pieds nus de l’avocat.

— Je n’ai rien avalé de la journée, s’excusa-t-il.

— Je croyais que vous vous réveilliez au gin tonic, insinua Gabriela.

— C’est Camila qui vous a dit ça ?

— Oui.

— Eh bien, cette chère petite vous a raconté des blagues : je ne bois que du pisco sour. Avec un peu de poisson mariné, vous avez le secret de ma forme.

Gabriela le jaugea sommairement. Ses cheveux bruns étaient désordonnés, le reste n’avait pas l’air très réveillé non plus.

— Alors, reprit-il, vous vouliez me voir ?

— Oui… Comme je le disais au téléphone, le fils d’un ami a été retrouvé mort dans le quartier de La Victoria. Enrique, un jeune de quatorze ans… Vous savez qu’il y a eu une émeute là-bas dimanche dernier ?

— J’étais en vacances à la mer, se dédouana l’avocat, coupé du monde comme sur une île déserte. Expliquez-moi.

— Les carabiniers ont failli se faire lyncher, dit Gabriela. La population est à cran ; trois autres jeunes ont subi le même sort en l’espace d’une semaine et personne n’en parle. Il y a à peine deux lignes dans la presse, les carabiniers font la sieste, mais Camila m’a dit que vous connaissiez tout le monde.

— Des rabat-joie pour la plupart, ou qui se prennent au sérieux, ce qui revient à la même chose, dit-il. Vous ne perdez rien, je vous assure.

— Il s’agit d’une affaire sérieuse, recadra Gabriela.

— Je suis sérieux.

La jeune femme portait une robe bleue à motifs, une paire de ballerines assorties en plastique imitation lézard et un collier d’argent mapuche sur un décolleté que son cardigan noir peinait à cacher.

— Excusez-moi, mademoiselle, mais vous faites quoi dans la vie ?

— Je suis étudiante en cinéma. Enfin, j’essaie de poursuivre mes études en faisant des petits boulots… Le reste du temps je suis vidéaste.

— Vous faites des films ?

— Je fais aussi des reportages pour Señal 3, la télé communautaire de La Victoria. Enrique est le fils du rédacteur, Cristián.

— Ah oui ?

Ses études semblaient plus intéresser l’avocat que les histoires de banlieue.

— J’étais présente lors de l’échauffourée avec la police quand ils ont découvert le corps d’Enrique dans un terrain vague, reprit Gabriela. La situation est explosive là-bas, comme je vous l’ai dit, les trafics se multiplient et les gens en ont assez de voir leurs enfants mourir. Il nous faut un avocat pour leur rendre justice, quelqu’un sur qui les familles des victimes puissent compter, pas un dilettante.

— Je peux être vilain comme tout si je veux.

— Tenace suffira.

Les pisco sour et le plat de poisson cru mariné arrivèrent.

— Enrique est le quatrième jeune qu’on retrouve mort en l’espace d’une semaine, répéta l’étudiante. Les gens de La Victoria n’ont pas confiance dans la police mais, mes amis et moi, on se disait qu’avec l’aide d’un avocat on pourrait fédérer les familles pour se porter partie civile et forcer les carabiniers à mener une vraie enquête.

Esteban avala une lamelle de congre à la coriandre.

— Ils sont morts de quoi, vos jeunes ?

— Je ne sais pas pour les autres, mais il est possible qu’Enrique ait fait une overdose.

L’avocat grimaça au-dessus de son assiette.

— J’imagine qu’il ne jouait pas dans un groupe grunge en tournée mondiale : quatorze ans, c’est un peu jeune pour faire une overdose, non ? D’où vous sortez ça ?

— J’ai filmé le cadavre, répondit Gabriela d’une voix neutre. Il y a des traces suspectes sous ses narines, comme de la poudre…

Esteban oublia son ceviche.

— Vous avez filmé le cadavre ?

— Je filme tout, dit-elle en désignant le sac de vinyle noir et blanc posé sur la chaise.

— Montrez-moi.

— Ça risque de vous couper l’appétit.

— Je prends le risque.

Il acheva le premier cocktail tandis qu’elle sortait son smartphone, déplaça sa chaise pour visionner la scène et se cala près d’elle.

— J’ai transféré les images, pour vous donner une idée…

L’image était réduite, plus ou moins nette selon les déplacements : la confusion régnait sur le terrain vague où carabiniers et habitants du quartier se faisaient face, vindicatifs. Esteban se pencha sur l’écran. On apercevait le cadavre aux pieds des policiers, la foule en colère, puis le camion blindé qui débarquait sous les jets de pierres, enfin un plan fixe de l’adolescent à terre, les yeux encore ouverts. Gabriela stoppa l’image, zooma sur son visage : une trace blanchâtre apparaissait sous le nez du gamin, comme de la poudre séchée…

— Vous en pensez quoi ? demanda-t-elle bientôt.

Esteban remarqua que les motifs sombres de sa robe n’étaient pas des pois mais des petites fleurs.

— Vous feriez mieux de filmer des moineaux qui sautillent dans une flaque après l’orage, ça vous éviterait des tas d’emmerdes. Mais vous avez raison : votre affaire me semble bel et bien perdue d’avance.

La nouvelle semblait le revigorer.

— Enrique avait des antécédents ? Drogue, délinquance ?

— Non. Non, au contraire.

— Comment pouvez-vous en être sûre ?

— Son père a toujours veillé sur lui, répondit Gabriela.

— Les lionnes aussi veillent sur leurs lionceaux, ça n’empêche pas les lions de les bouffer. Je veux dire qu’il y a toujours un prédateur dans la chaîne. Et les ados sont des proies faciles.

— Sans doute, concéda-t-elle. Mais si Enrique prenait de la drogue, c’était récent. On a dû lui mentir, ou c’était la première fois qu’il en prenait. Enfin, il s’est forcément passé quelque chose.

Il hocha la tête, pensif.

— Son père est au courant de votre démarche ?

— Oui. Mais Cristián a perdu le goût de tout, même de réclamer justice pour son fils.

— Hum, pas besoin d’avoir d’enfant pour comprendre ça.

Il entama son deuxième cocktail sous l’œil dubitatif de Gabriela. Difficile de se faire une opinion sur ce type. Il la regardait à peine, comme si elle était transparente, ou une trop vieille connaissance.

— Vous êtes d’accord pour nous aider ? demanda-t-elle tandis qu’il piochait dans son plat.

— Bien sûr.

Cela semblait un peu trop évident. Gabriela se méfiait toujours.

— Il y a une chose dont nous n’avons pas parlé, dit-elle bientôt, vos tarifs.

— Ça dépend, dit-il en relevant la tête de son assiette, vous avez de l’argent ?

— Vous savez ce qu’on dit ici, « Quand on fait des études, on a plus de chances d’avoir des dettes qu’un diplôme »… Mais j’ai déjà réfléchi au problème, ajouta l’étudiante. En vendant des brioches à la sortie de l’église, on devrait pouvoir rassembler assez d’argent pour payer vos honoraires.