Vendre des brioches… Ces mots lui fendaient le cœur.
— Laissez tomber, dit-il.
— Quoi ?
— L’argent. N’en parlons plus, voulez-vous ? Ce n’est vraiment pas important. Surtout en ce moment.
Gabriela ne voyait pas où il voulait en venir.
— Vous êtes sûr ?
— Aussi sûr que je me fiche du sort de vos jeunes drogués.
De fait, il mangeait avec un bel appétit.
— Dans ce cas, pourquoi nous aider ?
— Je vous l’ai dit, votre affaire est une cause perdue : c’est ma spécialité, je vous rappelle.
Un pince-sans-rire. Ou un cynique. Le feuillage jaune du ginkgo qui les abritait tamisait le soleil. Reflets dans un œil d’or, songea Gabriela, Marlon Brando aussi cachait son jeu…
— Je peux vous poser une question ? dit-elle tandis qu’il finissait le ceviche.
— Allez-y.
— Pourquoi vous n’avez pas de chaussures ?
— Ah… J’habite à deux pas, répondit Esteban en se tournant vers la rue, et comme je les perds tout le temps…
Gabriela le regarda, un instant interloquée, mais Esteban se leva et jeta sur la table les billets qui traînaient dans sa poche.
— Venez, dit-il en achevant d’un trait son pisco.
— Où ça ?
— Eh bien, à La Victoria. C’est là qu’ils sont morts, non ?
Prise de court, Gabriela arrangea ses cheveux dans un nœud savant, saisit son sac à main sur la chaise et suivit l’avocat vers le couloir qui menait à la sortie.
— Dites, ça vous dérange si je vous appelle Gab ? lui lança-t-il.
— Pourquoi, vous n’aimez pas Gabriela ?
— Si, beaucoup, mais Gab, c’est comme si j’en gardais un petit bout pour moi…
C’était joli dans sa bouche.
— Tant que tu ne m’appelles pas Catalina, répondit-elle sur le même ton familier.
Gabriela ne vit pas son visage pâlir dans la pénombre du couloir. Une Aston Martin bleu vintage attendait sous le soleil, tous chromes dehors.
9
L’hiver 1957 avait été si froid que trois mille familles sans ressources avaient investi le terrain à l’abandon dans le sud-ouest de Santiago ; briques, bois, amiante, tôles, cartons, boîtes de conserve aplaties, rebuts de construction, chacun s’était empressé de construire un abri avec ce qui lui tombait sous la main. Légalement ou non n’était pas la question : ces gens-là n’avaient rien.
Ils avaient essayé de s’organiser, parfois de s’entraider, plus souvent de survivre aux maladies qui tuaient dix enfants par mois. Ou vingt. On les enterrait avec les chiens, compagnons de crève-la-faim, loin des ordures qui jonchaient les ruelles de terre battue. Les femmes de la población s’en allaient vers les contreforts des Andes ramasser le bois qui chaufferait l’unique plat de la journée, trente kilomètres à pied, tous les jours, les hommes qui n’étaient pas alcooliques ou en prison vendaient du maïs à la sauvette dans les marchés du centre, les gamins se démerdaient. Une population analphabète, livrée à elle-même, qui ne figurait sur aucun état civil mais créerait la première toma[4] de l’histoire du pays.
Les forces de police avaient bien tenté de déloger les squatteurs mais il aurait fallu les tuer sur place. Vivre était déjà une victoire ; « La Victoria », une verrue urbaine dans une vallée encaissée où les Espagnols avaient posé leurs armes quatre siècles plus tôt.
La révolution sans morts d’Allende allait tout changer : pour la première fois de leur vie, les gens purent participer aux syndicats, aux associations de quartier, aux centres sociaux ou d’entraide qui voyaient le jour un peu partout dans le pays. On aménagea même une petite place au cœur de la población, avec des arbres et une ébauche de jardin public où les gens se retrouvaient. Des commissions de surveillance, de subsistance ou d’hygiène florissaient, soutenant l’action du Parti populaire. Cette brève éclaircie ne dura pas : le putsch entériné, les militaires rasèrent l’esplanade au bulldozer sitôt levé le couvre-feu, recouvrirent le sol de ciment et déroulèrent des barbelés, transformant la première place publique de La Victoria en camp de concentration.
On y enfermait les hommes de plus de dix ans pendant les perquisitions, ceux qui l’ouvraient étaient battus, ou tués. La Victoria était la población la plus pauvre de Santiago, celle où la répression s’était acharnée. Pour mater les révoltes, on l’avait plongée tête la première dans la misère, appliquant la technique du sous-marin des tortionnaires à une population entière. Une asphyxie. Quand la détresse menaçait d’exploser en émeutes, les carabiniers jetaient des grenades lacrymogènes par les fenêtres des bicoques, tiraient sur tout ce qui bougeait, les hommes, les femmes, les chiens. Soixante-quinze morts, un millier de blessés, six mille arrestations, La Victoria avait payé cher sa résistance à Pinochet.
Ils étaient des dizaines de milliers, entassés dans des maisons exiguës. Chômage de masse, alcoolisme, drogue, la fin de la dictature n’avait pas engendré de grands soirs. Non seulement la Concertation avait accouché d’une amnistie générale pour les crimes passés mais elle n’avait pas eu un mot de reconnaissance pour le combat des poblaciones. Le nouveau pouvoir les avait niés, démobilisant une société civile déjà meurtrie.
L’électricité privatisée changeant d’actionnaires, on avait coupé le courant pour remplacer les vieux compteurs de La Victoria par des boîtes contenant des fusibles haute sécurité envoyant de violentes décharges à ceux qui voulaient se brancher illégalement. Ici les affiches électorales ne restaient pas longtemps aux murs — le papier se vendait au kilo. Et puis ça changerait quoi ? Les rêves étaient des mensonges.
« Ils » avaient privatisé la santé, l’éducation, les retraites, les transports, les communications, l’eau, l’électricité, les mines, et puis ils avaient privatisé la Concertation.
Tout avait été vendu, même le présent était à crédit. Alors non, les gens de La Victoria ne voulaient plus rêver : ça les mettait en colère.
Dans cet océan de rancœurs, le père Patricio faisait figure d’exception. Le curé avait l’Amour chevillé au corps « comme Bach à Dieu », aimait-il répéter.
Patricio Arias appartenait à la Congrégation des Frères de Foucauld, une fraternité catholique extraterritoriale proche des plus pauvres : le curé avait travaillé en Afrique, au Congo, où l’on repêchait les cadavres à demi dévorés par les crocodiles, au Soudan, où les gens tombaient aveugles de malnutrition, avant de se voir parachuté à La Victoria au début de la dictature. Misère et répression y faisaient bon ménage ; via le Vicariat de la Solidarité et des groupes de mères, Patricio avait mis en place des cantines populaires, des aides pour les chômeurs et même un dispensaire où, avec les moyens du bord et des volontaires qualifiés, ils avaient pu soigner des centaines de personnes livrées à elles-mêmes.
Les années 1980 n’avaient pas desserré l’étau sur le quartier rebelle : son ami français, le père André Jarlan, avait été tué d’une balle perdue tirée par les carabiniers lors d’une énième manifestation, alors qu’il lisait sa Bible à la table de son bureau. Aujourd’hui, André Jarlan était le nom du parc voisin, le visage du curé français peint sur les murs comme étendard de la non-violence. Patricio suivait son exemple, sûr que ces gens maintenus dans la misère risquaient de perdre foi en Dieu, et en eux-mêmes. Ce genre de considération ne lui avait pas apporté que des amis dans le milieu ecclésiastique (l’Église était pour ainsi dire coupée en deux lors de la dictature) mais une popularité inoxydable parmi les habitants.