Выбрать главу

À bientôt quatre-vingts ans, le père Patricio jouait encore au football avec les gamins du quartier (goal, une vraie passoire), aidait les élèves en difficulté après l’école, soutenait les familles. Il leur servait aussi de relais auprès des institutions dont beaucoup se sentaient exclus, de conseil et d’arbitre quand les choses tournaient mal. C’était aujourd’hui le cas, et Patricio connaissait assez les lieux pour ne pas prendre les menaces de Popper au sérieux : échauffé par la détérioration de leur véhicule, le chef des carabiniers était venu en personne sommer le prêtre de calmer ses ouailles s’ils ne voulaient pas se retrouver avec des patrouilles de l’armée dans les rues.

— Faites votre travail, capitaine, et je ferai le mien, avait rétorqué l’intéressé.

Le prêtre attendait devant l’église en compagnie de Stefano, qui fumait à l’ombre, et de leur ami Cristián. Ils l’avaient sorti de sa torpeur mais l’amitié ne valait pas grand-chose face à la perte d’un enfant.

Señal 3 n’émettait plus depuis trois jours, Cristián se nourrissait à peine, pétrifié de chagrin à l’idée des obsèques. À quarante-deux ans, sa vie était foutue. Lui non plus ne comprenait pas ce qui avait pu arriver : il était parti tôt le dimanche matin pour interviewer un ponte de la pédiatrie dans le centre-ville, persuadé qu’Enrique dormait encore, et avait appris l’horrible nouvelle en rallumant son portable. Enrique jouait sur sa console quand il lui avait dit bonsoir la veille, Cristián croyait qu’il dormait quand il avait quitté la maison, pas que son fils avait fait le mur… La douleur de sa disparition se mêlait à une rage plus sourde. Les carabiniers traitaient les jeunes du quartier comme des délinquants en puissance ; à travers la télé communautaire, Cristián s’efforçait de donner une image positive de La Victoria, de ses habitants, et son fils avait été retrouvé mort dans un terrain vague, comme un vulgaire malfrat victime de règlements de comptes…

Le soleil se réfléchissait sur l’église blanche et les symboles de paix peints sur la façade juraient avec l’attente morose des trois hommes. Fidel, le chien de Patricio, se tenait à leurs côtés, quémandant une caresse dont le rédacteur n’était d’ordinaire pas avare. Bourré d’anxiolytiques, Cristián se demandait seulement si ça valait le coup de continuer à vivre : il était déjà veuf, il lui restait quoi ?

— Roz-Tagle doit avoir le bras long, fit Stefano sur le trottoir. Son père est multimillionnaire, d’après ce que j’ai pu voir.

— Oui. Et si Camila nous le conseille, on peut lui faire confiance, renchérit le père Patricio.

Leurs mots sonnaient faux, Cristián n’était pas dupe mais leur présence, même malhabile, le touchait.

— J’ai préparé du maté, fit sœur María Inés dans son dos. Tu en veux ?

— Hum… Pourquoi pas ?

La sœur prit Cristián par le bras pour l’inviter à se rafraîchir. Stefano et Patricio ne firent pas de commentaires. La détresse de leur ami se suffisait à elle-même. Fidel agita bientôt sa queue de bâtard, puis se mit à trépigner sur le trottoir comme s’il était brûlant. Une voiture bleue décapotée apparut au bout de la rue.

— Les voilà, fit Stefano.

* * *

Esteban Roz-Tagle n’avait jamais mis les pieds dans le quartier de La Victoria : il s’attendait à trouver un amoncellement de bicoques et de ruelles en terre battue où les rats étaient si familiers que les habitants les connaissaient par leur prénom, il découvrit une petite banlieue à l’aspect tranquille accolée à l’autoroute du Sud, avec ses toits de tôle ondulée, ses murs en ciment et ses kioscos plus ou moins achalandés. Les maisons étaient modestes et pour la plupart sécurisées par des fils barbelés mais les rues étaient bétonnées, arborées de bougainvilliers en fleur. Un drapeau chilien sale et déchiqueté pendait à la façade d’une cabane, plusieurs d’entre elles étaient faites de bric et de broc, mais c’est surtout les fresques sur les murs décatis qui attirèrent son attention ; on y voyait des carabiniers casqués tirant sur des jeunes armés de cocktails Molotov, des chiens et des femmes qui accouraient à la rescousse, un bâton à la main.

Gabriela lui avait parlé du quartier en chemin, du désœuvrement des jeunes qui se défonçaient à la pasta base, résidus de cocaïne et autres merdes chimiques à la mesure des bourses locales qu’on inhalait à la manière du crack, provoquant des dégénérescences neurologiques irréversibles et les violences qui allaient avec.

— Tu as vécu longtemps dans ce petit coin de paradis ?

— Presque deux ans, répondit Gabriela, quand Cristián m’a accueillie chez lui à mon arrivée à Santiago. Enrique avait huit ans à l’époque.

— Et Stefano, c’est qui au juste ?

— L’ami projectionniste qui me loge aujourd’hui. Il tient un cinéma dans le quartier Brazil. Je l’aide de temps en temps à la billetterie, en plus des films qu’on passe le dimanche à La Victoria… C’est aussi un ancien du MIR. Stefano était avec Allende quand ils ont bombardé la Moneda. Il a réussi à s’exiler en France mais je te déconseille de le chatouiller sur le sujet…

Esteban ralentit à l’approche d’une petite fille à vélo, qui roulait seule sous le soleil. Le ton franc et direct employé par l’étudiante n’était pas pour lui déplaire.

— Je peux te poser une question, Gab ?

— Essaie.

— Pourquoi tu as filmé le cadavre dans le terrain vague ?

Elle repoussa une mèche derrière son oreille, ses yeux noirs brillant au soleil.

— Je veux faire une sorte de documentaire sur l’affaire, dit-elle.

— Pour Señal 3 ?

— Je ne sais pas encore. Ça dépend de pas mal de choses…

Elle ne dit pas quoi, l’esprit ailleurs.

La décapotable ne passait pas inaperçue dans le quartier ; ils croisèrent quelques moues hostiles devant les rares terrasses, des gosses qui poussaient des charrettes de ferraille, et bifurquèrent enfin à l’angle d’Eugenia Matte. L’église du père Patricio se situait face au siège décrépi du Parti communiste, qui faisait aussi office de centre culturel, une église blanche au Jésus coloré peint sur le mur, avec des guitares, des colombes, des bougies, des croix… Gabriela était mapuche : à l’instar de Stefano, tout ce bazar chrétien ne lui disait rien mais le cœur de Patricio avait de la place pour tous les dieux de la terre.

— Tu ne mets pas de chaussures ? fit-elle tandis qu’ils claquaient les portières.

— Si, si.

Il avait plusieurs paires en vrac dans le coffre de l’Aston Martin, identiques.

— C’est quoi, toutes ces godasses ?

— Je t’ai dit, je les perds tout le temps, répondit-il en les laçant, le pied sur le pare-chocs.

Chaussé de cuir, Esteban suivit les ballerines de l’étudiante sur le bitume poussiéreux où attendaient ses amis. Le père Patricio, albatros famélique, tenait ses longues mains croisées sur une chasuble usée, son acolyte portait un costume sombre miraculeusement revenu à la mode, ses courts cheveux blancs en bataille encadraient un visage aux yeux perçants, vieillis, toujours d’attaque.

— Esteban, fit-elle, je te présente Stefano.

— Salut, Pépé, dit-il en serrant sa main.

La tête du projectionniste arracha un sourire à Gabriela.

— Et voici le père Patricio.