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— Tu viens à la projection ? demanda-t-il.

La belle endormie haussa un sourcil paresseux. Stefano était tiré à quatre épingles, ses cheveux neige en ordre de bataille, prêt à rejoindre La Victoria où les attendait le père Patricio.

— Merde, on est dimanche, réalisa-t-elle.

— Bien vu.

Gabriela bâilla malgré elle.

— C’est quoi, le film ?

— The Getaway.

Un Peckinpah, qui défouraillait méchamment. Steve McQueen, Ali MacGraw, profession pilleurs de banque, une relation amoureuse recrachée d’une benne à ordures. Gabriela fit le point sur les yeux gris-bleu du projectionniste.

— La camionnette est chargée ?

— Oui.

— OK, dit-elle, j’arrive, le temps de m’habiller.

Les pans de son peignoir bayaient aux corneilles ; Gabriela oublia le couple d’hirondelles à la fenêtre, manqua de renverser sa tasse sur la table et fit craquer le parquet fatigué de la cuisine.

— Trois minutes ! dit-elle en s’envolant vers sa chambre.

Stefano respira le courant d’air abandonné à sa suite… Gabriela n’imaginait pas le charme qu’elle opérait sur les hommes. Tant mieux.

* * *

Allende, Marx, Neruda, Guevara, les fresques et les noms des rues de la población témoignaient d’un passé radical et combatif mais il ne fallait pas s’y tromper : les visages aujourd’hui peints sur les murs de La Victoria étaient ceux des victimes de règlements de comptes entre bandes rivales.

Gabriela conduisait la camionnette, ses cinquante-huit kilos rebondissaient sur le siège de toile élimée, il fallait s’accrocher au volant pour ne pas partir en torche mais elle connaissait le chemin. Assis à ses côtés, Stefano pestait contre les nids-de-poule qui ravivaient les douleurs de son genou.

— Ça va, tío[3] ?

— Aaah !

La blessure était vieille, plus de quarante ans. Au propre comme au figuré… Stefano faisait partie des Chiliens de retour d’exil dans les années 1990, les retornados, comme on les appelait, qui avaient passé des diplômes à l’étranger — les « bourses Pinochet », disaient les mauvaises langues, comme si vivre sans racines permettait aux arbres de grandir.

Après quinze ans de dictature, Augusto Pinochet s’était résolu à organiser un référendum national — pour ou contre la poursuite de sa gouvernance —, attendu comme un plébiscite. En dépit de son âge avancé et la fin de la menace communiste, les conseillers du dictateur n’étaient pas inquiets : tous les médias appartenaient aux groupes privés affiliés, les défenseurs du « Non » au référendum n’auraient que des spots télévisés à proposer face au vieux Général, présenté comme père protecteur de la nation. Ils avaient tort : le monde avait changé sans eux, qui n’avaient rien vu.

Malgré la victoire de la Concertation (la coalition des partis démocrates) au fameux référendum, Stefano appréhendait son retour au pays. Ce fut pire. Jaime Guzmán, un jeune professeur de droit constitutionnel formé à l’École de Chicago, avait adopté les théories d’Hayek et de Friedman, dérégulant tous les secteurs d’activités pour faire du Chili, dès 1974, la première économie néolibérale au monde.

Vingt ans plus tard, le contraste était saisissant. Le centre-ville de Santiago, les enseignes, les mentalités, tout avait changé : Stefano ne reconnaissait plus rien. Qu’était-il arrivé à son pays ?

L’oubli fait aussi partie de la mémoire. Atomisé par les années de plomb, la société chilienne, autrefois si généreuse, s’était confite dans la morosité d’un puritanisme bien-pensant où la collusion des pouvoirs pour la privatisation de la vie en commun était sans frein : supermarchés, pharmacies, banques, universités, énergies, les Chicago Boys de Guzmán avaient passé le pays au tamis de la cupidité, interdisant syndicats et revendications salariales. Un Chilien sur cinq vivait dans des conditions de pauvreté extrême, sans droits sociaux, mais qu’importe puisqu’il y avait des malls et des shopping centers où ils pourraient acheter à crédit la télé à écran plat qui étoufferait dans l’œuf toute velléité de protestation.

Les militaires ayant piétiné cent fois le droit international, Pinochet avait modifié la Constitution pour graver dans le marbre les rouages du système économique et politique (une Constitution en l’état immodifiable) et s’octroyer une amnistie en se réservant un poste à vie au Sénat, où les lois se faisaient. La mort du vieux Général au début des années 2000 n’y changea rien. Manque de courage civil, complicité passive, on parlait bien de mémoire mais tout participait à tordre les faits, à commencer par les manuels scolaires où le coup d’État contre Allende était dans le meilleur des cas traité en quelques pages, voire pas du tout…

Oui, le monde avait changé. Les défenseurs du « Non » lors du référendum ne s’y étaient pas trompés : personne ne voulait revoir les images de la Moneda en flammes, la répression, la torture. Trop anxiogène. Et ce n’était pas en sermonnant des gens qui ne voulaient rien entendre qu’on rendrait la démocratie attrayante : les communicants de la Concertation avaient gagné la campagne contre Pinochet en multipliant les spots télévisés survitaminés où les gens dansaient pour le « Non », sur la plage, dans les rues, les usines et les lits conjugaux, ola d’un bonheur lénifiant mais follement gai.

La génération de Stefano avait peur de la dictature, la suivante qu’elle revienne, préférant oublier dans l’espoir de s’enrichir. Quant aux jeunes des classes aisées, ils avaient salué en 2010 le retour de la droite au pouvoir en chantant « Communistes, pédés ! Vos parents sont morts et enterrés ! Général Pinochet ! Cette victoire t’est dédiée ! ».

Stefano était dégoûté. Tout ça pour ça…

Jusqu’à sa rencontre avec Gabriela.

Arrivé de France avec un petit pécule, Stefano avait racheté le cinéma à l’abandon près de la Plaza Brazil, et l’avait retapé pour redonner un peu de magie au quartier de son enfance. Dix ans de ciné-club, de solitude pelliculée, sûr que le temps avait eu raison de ses illusions. Et puis Gabriela était venue un soir pour la projection d’un Hitchcock, Les Enchaînés, le premier d’une série qu’elle verrait jusqu’au dernier.

Il n’y avait pas grand monde lors des rétrospectives en noir et blanc : l’étudiante sans le sou venait chaque soir depuis l’autre bout de la ville, seule, et passait rarement inaperçue parmi les vieux passionnés. Gabriela avait le sourire pétillant et la parole facile. Stefano l’avait invitée à boire un verre après Psychose, dans l’appartement au-dessus du cinéma où il logeait. L’entente avait été immédiate, sans calculs ni sous-entendus — Gabriela était le genre de fille à lui faire tourner la tête trente ans plus tôt mais c’était beaucoup trop tard… Ils avaient parlé ce soir-là pendant des heures, avec chacun des avis bien tranchés. Gabriela disait détester le cinéma ampoulé d’Hathaway, le sentimentalisme patriotique de Spielberg, les potacheries de Tarantino, les paillettes de Bollywood, les films de producteur calibrés pour le prime time qui inondaient les écrans du monde entier. Ils préféraient Pasolini, Godard pour Pierrot le fou, Comencini, Fuller, Friedkin, Iñárritu. Le vin aidant, Gabriela avait évoqué la misère et la répression dans les territoires du Sud, sa fuite vers Santiago et la banlieue déshéritée de La Victoria où elle squattait, les révoltes étudiantes et les images dont elle voulait faire son métier.

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3

« Oncle », ou « camarade ».