Gabriela avait alors vingt-deux ans, militait pour l’accès à l’éducation universelle et se méfiait de la politique : pour elle la gauche était vendue au pouvoir, la droite une belle bande de connards et les Droits de l’Homme au Chili semblaient s’arrêter à ceux des Indiens Mapuches.
Stefano lui avait raconté sa folle jeunesse au sein du MIR — le Mouvement de la gauche révolutionnaire — au début des années 1970, sa rencontre avec Manuela, la chute d’Allende, la torture et son genou fracassé, les trahisons et ses vingt ans d’exil en France qui l’avaient ramené là, dans ce cinéma de quartier où il allait petit… Ils avaient bu si tard cette nuit-là que Gabriela était restée dormir.
Pour Stefano aussi, cette rencontre fut une bouffée d’air — d’où sortait cette petite fée ?
L’étudiante habitait alors chez Cristián, un ami de ses frères qui venait de créer Señal 3, la première télé associative de La Victoria, et travaillait comme télévendeuse pour payer ses études de cinéma. Stefano curieux de nature, Gabriela n’avait pas tardé à lui montrer les films qu’elle réalisait : l’ancien gauchiste, qui comme beaucoup de désabusés tendait à tout trouver mauvais, avait été impressionné. Ce que cette gamine faisait avec les moyens du bord valait mieux que la production chilienne depuis quarante ans…
Le format numérique avait eu la peau de la pellicule et des vingt-quatre images par seconde, reléguant ses bobines aux oubliettes d’un folklore gominé ; suite à des travaux, Stefano avait proposé à Gabriela d’emménager dans l’ancienne cabine de projection, sa chambre dorénavant si elle le voulait. Le quartier de La Victoria était loin de l’université et il ne lui demandait rien en échange, qu’un coup de main à la billetterie les jours d’affluence.
Gabriela n’avait pas hésité longtemps. Cristián vivait seul avec son fils Enrique, ce dernier grandissait, ils commençaient à être à l’étroit dans sa chambre, c’était l’occasion de les laisser un peu respirer, sans parler des heures de transport gagnées sur la vie. Gabriela avait aidé Stefano à déménager ses machines dans le hall du cinéma avant d’investir l’ancienne cabine à l’étage. Un lit, un lavabo, une odeur, argentique, pas d’autre ouverture que la lucarne donnant sur les rangées de sièges : sa « chambre noire », comme elle l’appela pour mieux l’adopter. La cuisine serait commune, la salle de bains disponible à heures fixes pour ne jamais s’y croiser.
Ils cohabitaient depuis maintenant quatre ans. Les diplômes n’étant validés qu’à l’issue du cursus universitaire, Gabriela ne terminerait pas sa formation avant deux ou trois ans de jobs alimentaires, mais Stefano était le genre d’ami à décrocher la lune pour lui donner un peu de lumière et elle fournissait régulièrement des images pour Señal 3. Personne n’était payé mais Cristián lui remboursait les frais et le matériel. Gabriela était fantasque mais facile à vivre, le cinéma de quartier fonctionnait vaille que vaille et, à soixante-sept ans, Stefano s’estimait heureux. Il ne songeait plus à l’amour. Manuela, la seule femme qu’il ait jamais aimée, l’avait abandonné à son sort et il n’en aurait pas d’autre. Restait l’amitié, ce vieux soleil qui lui réchauffait les os.
Gabriela l’appelait tío, le rembarrait quand il s’aventurait à se prendre pour son mentor, s’affinait chaque jour un peu plus, trouvait son indépendance près de lui. Mais ce que Stefano préférait chez elle, c’était son rire, merveille spontanée, si plein de vie…
Stefano n’avait pas eu de fille.
L’avenue Treinta de Octubre avait des langueurs dominicales. Seul un air de tango s’échappait d’une fenêtre ouverte.
— Tu as prévenu Patricio qu’on serait en retard ?
— Bah, ça traîne toujours après la messe.
Un chat déguerpit à leur approche, partit se réfugier sous les chaises en plastique du bar qui venait d’ouvrir et les regarda bifurquer à l’angle de Matte comme s’il s’agissait d’une meute canine à ses trousses.
Un soleil pâle crevait le jour quand Gabriela gara la camionnette devant l’église. Le père Patricio les attendait sur le trottoir, affublé de son éternelle chasuble qui dévoilait ses chaussures de montagne et ses mollets de coq. Le curé de La Victoria avait des cheveux gris coupés court, un corps anguleux rompu à la marche mais, à soixante-dix-huit ans, gardait des traits de jeune homme qui faisaient des ravages chez les bigotes. Stefano sortit le matériel du coffre.
— Alors, comment vont les affaires du Seigneur ? lança-t-il au prêtre.
— Du moment que les choses ne peuvent pas être pires…, répondit Patricio.
Un vent de désolation soufflait sur son église colorée.
— Ça n’a pas l’air de marcher terrible, tes prières, observa Stefano.
— La lutte armée non plus : demande à ta jambe.
La canaille souriait, monastique.
Gabriela donna une accolade à leur ami, sous les jappements extatiques d’un bâtard aux poils touffus.
— Salut, Fidel ! dit-elle à l’animal qui lui léchait les mains.
Le chien gesticulait comme dans un film muet.
— Vous avez failli être en retard, fit remarquer Patricio.
— Gabriela a fait la fête hier soir, l’excusa son logeur.
— À la bonne heure.
— On en reparlera quand tu auras vu le film, s’amusa l’étudiante qui se lavait les mains dans la gueule du bâtard.
— Quoi, encore de la tuerie ?
— Steve McQueen et Ali MacGraw : je ne sais pas ce qu’il te faut.
— Pas trop de sexe, hein ?
— Une baffe, c’est tout, répondit Stefano, quand Doc apprend que sa femme a couché avec le directeur de la prison pour le faire libérer.
Le prêtre hocha la tête.
— Si tu appelles ça de l’amour…
— Dieu nous a faits à son image, non ?
Patricio souriait toujours à son vieux complice. Loger une étudiante sans le sou, rouvrir un cinéma de quartier, projeter un film le dimanche aux gens d’une población qui n’en voyait jamais, Stefano aussi se battait avec les moyens du bord.
— Allons-y, dit le curé, on vous attend.
Gabriela suivit les deux hommes, éprouvée par l’interminable gueule de bois qui avait puni ses retrouvailles avec Camila. Une cinquantaine de personnes étaient entassées dans la salle paroissiale étouffante, public hétéroclite installé sur les bancs de bois. Un brouhaha joyeux salua leur arrivée. Les lumières de la ville, la semaine précédente, avait fait un tabac. Gabriela aida Stefano à installer le vidéo-projecteur tandis qu’on couvrait les fenêtres de carton, puis le silence se fit. Jonglant selon un numéro de duettistes bien huilé, ils présentèrent The Getaway sous forme d’anecdotes — Ali MacGraw sortait avec le producteur du film quand elle rencontra Steve McQueen, aussi ordurier dans la vie qu’irrésistible à l’écran. Quant à Sam Peckinpah, après deux ou trois westerns dits crépusculaires, il avait signé des chefs-d’œuvre aux titres guillerets, La Horde sauvage, Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, Croix de fer, ou trompeurs, comme Les Chiens de paille, un film ambigu sur le thème du viol. Enfin les premières images apparurent sur le mur de l’église qui faisait office de toile.
The Getaway. Gabriela ne l’avait jamais vu projeté. Elle oublia la mélasse de son cerveau où surnageait le souvenir de Camila et se concentra sur la lumière si particulière du cinéma américain des années 1970. L’époque où les réalisateurs avaient pris le pouvoir sur les producteurs. Pour eux aussi, le retour de bâton des années Reagan serait rude…