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— Douanier… Il est officier des douanes, au port.

— Ses autres complices ? Hein, qui sont les autres complices ?

— C’est tout ce que je sais, je le jure. Je suis qu’un intermédiaire. Rien du tout ! C’est la vérité ! Écoute, tout le monde a besoin de fric, justifia Popper. Je ne pouvais pas savoir que cette dope tuerait des gens. C’est El Chuque qui a merdé, asséna-t-il pour se disculper. Je t’ai dit tout ce que je savais, maintenant laisse-moi partir.

Porfillo, Delmonte, le port de Valparaiso : Stefano avait enregistré les informations… Il fit signe au carabinier de se relever.

— Bouge ton gros cul.

La lune se levait au-dessus de la décharge. Popper sortit le premier de la barre d’immeuble, les mains toujours liées dans le dos. Un tronçon d’autoroute passait au loin, derrière le serpent des rails de sécurité dont il ne distinguait à peu près rien dans la nuit. Il fit quelques pas sur les bouts de carton éparpillés autour du monticule, épicentre de toutes les puanteurs. Le vieux gauchiste le suivait, l’arme braquée sur lui. La lumière des astres l’aida à se repérer. La Peugeot était là. Stefano émit un bref sifflement, qui se perdit sur le terrain vague… Une silhouette apparut alors, un enfant crasseux qui avança timidement vers eux. Un autre gamin lui emboîtait le pas, sorti d’on ne sait où. Popper se tourna vers le projectionniste.

— Allez, le pressa-t-il, libère-moi, qu’on en finisse.

Stefano chercha les clés de voiture dans sa poche. Les enfants de la décharge étaient maintenant une demi-douzaine, d’autres affluaient encore. Popper pivota sous la lune, reconnut le frère de Matis entrevu plus tôt. L’appât.

— Libère-moi ! feula-t-il.

Stefano ne broncha pas. Le cercle des gamins se resserrait.

— Tu as donné ta parole que tu me laisserais partir ! protesta-t-il.

— Mais tu es libre de partir, Daddy…

Popper eut un regard furieux qui se transforma en haine. Ce fils de pute s’était foutu de lui. Il n’allait pas le relâcher mais le laisser comme ça, les mains liées dans le dos. Stefano désigna un des enfants des rues, qui se tenaient à distance.

— Celui-là s’appelle Toni, dit-il d’une voix glaciale. C’est le frère de Matis, celui qui t’a sucé la bite en pleurant… et que tu as étouffé, avec les autres.

Popper s’agita. Les Serflex entaillaient ses poignets, maintenant en sang, et la salive lui manquait. Une bouffée d’angoisse tétanisa ses jambes.

— Je te donnerai de l’argent, s’empressa-t-il. Cinq cent mille pesos, c’est ce qu’ils m’ont donné comme avance ! Ramène-moi et je te les donne tout de suite : cinq cent mille !

Les gamins de la décharge étaient sans armes mais une lueur étrange perçait entre leurs paupières cernées de noir.

— Regarde leurs yeux, Daddy… Regarde comme ils ont faim.

L’ogre recula mais il était encerclé. Il ne voulait pas comprendre, pas encore. Popper tourna sur lui-même à mesure que le cercle se rétrécissait, vieux lion décati assailli par les hyènes. Il proféra des menaces qui ne leur faisaient plus peur : Toni se baissa pour ramasser une pierre, bientôt imité par son voisin, puis un autre…

— Non ! Non, attends !

Stefano venait de grimper dans la Peugeot. Il enclencha la première et fit une embardée sur le terrain vague. Popper fonça tête la première vers la voiture qui s’échappait, voulut ouvrir la portière en hurlant, une tentative désespérée : il bascula tête en avant et mordit la poussière, au milieu des pouilleux.

5

Esteban divaguait dans la chambre de l’Hotel Social Club, soûl d’antalgiques. Son retour à la vie s’était soldé par de brèves rechutes, des remords, comme si les images refoulées de cette nuit à Quintay le poursuivaient depuis ses abysses, mais les mots prononcés par le tueur entre deux coups de marteau restaient gravés dans sa tête : le Plan Condor.

Les sbires de Pinochet avaient éliminé les sympathisants d’Allende de la manière la plus sauvage, mais les cadavres criblés de balles qui jonchaient les rues de Santiago avaient choqué la communauté internationale ; tirant les enseignements du coup d’État chilien, la junte de Videla qui prendrait le pouvoir trois ans plus tard en Argentine avait fait de l’enlèvement, la liquidation et la disparition des opposants le fer de lance de son système répressif, niant ainsi toute implication dans les meurtres de masse — les fameux « disparus » d’Argentine, estimés à trente mille personnes[10]. Les meurtres extraterritoriaux du Plan Condor suivaient le même procédé, effectif des mois plus tôt après la réunion secrète des dictateurs sud-américains à Valparaiso, sous l’égide de Pinochet. Même si un groupuscule fantoche avait revendiqué l’attentat de Buenos Aires, Edwards se doutait que son père Arturo avait été assassiné dans le cadre du Condor.

Esteban savait que son ami avocat avait été torturé in utero dans le stade de Santiago, que sa mère avait été libérée après l’assassinat de son mari loyaliste en Argentine. Cet amour paternel fantôme lui manquait comme la main aux amputés. Depuis toujours Edwards avait cherché des figures tutélaires compensatoires — Víctor Fuentes, son beau-père, Adriano même parfois. Edwards taisait ses angoisses sous son masque d’avocat méritant et stylé, mais Esteban avait entendu les cris qu’il poussait dans son sommeil, ces terreurs nocturnes que leurs silences masculins au matin ne dérangeaient pas, tous ces mots que les deux étudiants croyaient ne pas devoir se dire sous prétexte qu’ils étaient hommes et amis. Son inconscient, une trouille verte qui puait la moisissure des murs aphones.

Le puzzle commençait à se mettre en place dans sa tête meurtrie. Bien sûr, ce n’était pas les tromperies de Vera qui avaient provoqué la déroute émotionnelle d’Edwards : il avait eu affaire à une personne liée au Plan Condor, qu’il avait croisée à la garden-party… Schober ? Le tueur aux verrues avait prononcé ce nom chez Luis Villa.

Si ses vêtements avaient disparu, le contenu de ses poches était réuni sur la table de chevet : un téléphone à carte, ses clés de voiture, des billets de banque, et la liste des invités chez ses parents. Esteban voyait double en déchiffrant l’identité des convives, mais le nom de Schober figurait parmi eux : Gustavo Schober.

Esteban n’attendit pas le retour de Gabriela à l’Hotel Social Club pour entamer les recherches.

* * *

La machi avait écouté le récit de Gabriela de longues heures, révélant les forces telluriques qui s’étaient affrontées en elle lors de sa métempsycose. La journée s’était étirée jusqu’au soir où, épuisées, les deux femmes avaient dormi jusqu’à midi, avant de partager un dernier repas dans la cuisine branlante du chalet. Quitter la communauté était toujours un déchirement : Gabriela avait serré la vieillarde chiffonnée contre sa poitrine — se reverraient-elles un jour ? Ana l’avait accompagnée à la barrière de la ferme, suivie de ses chiens de nouveau guillerets, agitant ses breloques en signe d’au revoir, sûre que l’âme de son ami winka était revenue guérie de son voyage cosmogonique. Mais la machi aussi avait vu des choses lors du gllellipum… Elle parlerait à la Terre — la petite en aurait besoin…

Après deux jours hors du temps, Gabriela revenait à Lota et l’hôtel associatif où l’attendaient les amis de Stefano. Étaient-ce les esprits des volcans rameutés par la machi, les étranges visions qui l’avaient traversée durant la transe, les soins du docteur Romero ou l’obstination d’Esteban à survivre ? Gabriela avait appris son rétablissement par un message de Paco sur son portable, presque sans surprise.

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10

Voir Mapuche, Série Noire, 2012.