Le soleil déclinait sur la petite ville minière ; elle grimpa la corniche sans un regard pour l’océan qui montrait les dents en contrebas. Des enfants chichement vêtus virent la camionnette contourner la Plaza de Armas, des Indiens ou des métis pour la plupart qui prenaient l’ombre sous les oliviers. Empanadas, confiture, avocats, fruits, épices, herbes aromatiques, elle avait même trouvé du poisson frais au marché — pour le pisco, il attendrait…
On ne devinait pas, devant l’allure paisible du vieux médecin de famille, ce que le diable d’homme avait traversé dans sa jeunesse. Guillermo Romero avait été interne à l’hôpital militaire de Santiago où s’entassaient les blessés du coup d’État. L’un d’eux, franco-chilien, avait reçu une balle à la tête et venait de décéder quand Stefano avait rejoint la chambre, son genou fraîchement opéré. Romero connaissait le jeune militant du MIR, ils avaient grandi dans le même quartier, partagé les mêmes bancs d’école. Au vu de son passeport français, les putschistes avaient autorisé le transfert de la dépouille d’Hugo Vásquez-Moraux à l’ambassade. Romero découpant son plâtre et le bourrant de morphine pour supporter le voyage en brancard, Stefano avait revêtu les habits du défunt et le bandage ensanglanté qui recouvrait sa tête. Le médecin ne risquait pas tant sa vie pour un copain d’enfance que pour sa jeune « assistante », Leslie, amante et sympathisante socialiste réfugiée chez lui. Stefano méconnaissable, le trio avait quitté l’hôpital en ambulance avant de rejoindre l’ambassade de France au nez et à la barbe des militaires qui en bloquaient les accès. Là, après des semaines d’angoisse et de tractations, le « décret 504 » de Pinochet avait fini par expulser les gêneurs, désormais condamnés à l’exil.
Leslie était morte vingt ans plus tard dans le sud de la France d’un banal accident de voiture, et Guillermo Romero était rentré à Lota pour finir ses jours près de sa famille. C’est ici qu’il avait connu Paco.
Prévenus de son retour, les deux hommes accueillirent Gabriela avec des nouvelles rassurantes : son ami avocat allait mieux et, malgré sa main droite fracturée, naviguait depuis le matin sur Internet.
— Vous êtes des anges ! fit-elle en leur donnant l’abrazo.
— Oh non ! s’esclaffèrent-ils de concert.
Les ouvriers riaient dans la salle du restaurant après leur journée de travail ; la Mapuche déposa les courses à la cuisine commune, salua les femmes qui s’escrimaient là et grimpa les marches quatre à quatre. La chambre à l’écart où on avait installé Esteban donnait sur le jardin de l’ancienne maison de maître. Il avait dormi près de trente-six heures, connaissait maintenant tous les chants des oiseaux derrière les persiennes et les heures où Rosita venait changer ses pansements. Gabriela le trouva alité devant son ordinateur, vêtu d’un tee-shirt au bleu passé, la main empêtrée dans une attelle à cinq branches. L’avocat avait le teint pâle, le crâne recousu et un sourire de moribond mais ses lèvres étaient toujours aussi appétissantes. Elle écrasa un baiser sur sa bouche.
— Comment ça va, tête dure ?
— Mieux. Et toi ?
Un nuage bleu pétrole voilait son regard. Gabriela l’embrassa encore. C’était bon de le revoir, son visage, ses paupières, son petit nez, tout lui manquait.
— Tu as faim ? Je t’ai trouvé du poisson frais au marché, Rosita est en train de le préparer.
Elle envoya valser ses ballerines sur le parquet, s’assit au bord du lit, inspecta son crâne amoché en ironisant. D’après Paco, Gabriela était partie quelques heures après leur arrivée, sans plus de précisions.
— Tu étais où ? demanda-t-il bientôt.
— En vadrouille, éluda l’étudiante, penchée sur l’ordinateur allumé sur le lit.
Elle vit la mine patibulaire d’un militaire au visage grossier, les yeux légèrement rapprochés, une photo noir et blanc qui semblait dater.
— C’est qui ?
— Le type qui m’a cassé les doigts, dit-il sobrement.
L’Internet dont disposait l’Hotel Social Club de Lota rappelait le vingtième siècle mais Esteban avait fini par retrouver sa trace dans les archives du Plan Condor mises en ligne par l’avocat paraguayen. Le visage du tueur était plus jeune, moins affaissé, mais le regard de hyène croisé chez Luis Villa était le même : Jorge Salvi, d’après la fiche, né le 12 mai 1949 à Valparaiso, un agent de la DINA spécialisé dans la fabrication de faux passeports et documents nécessaires aux agents du Condor. Schober aussi était présent dans les archives, sous le nom d’Eduardo Sanz, capitaine de la Marine rattaché à la DINA — aucun doute possible, malgré les années écoulées.
Gustavo Schober avait fait fortune dans le business maritime dans les années 1980 : il possédait notamment les eaux territoriales sur la côte nord, une flotte de bateaux de pêche et une usine de transformation de poissons à Antofagasta, ainsi qu’un terminal sur le port de Valparaiso.
— Ça ne te dit rien ?
Gabriela enregistrait les données mais Esteban avait un temps d’avance.
— Non, quoi ?
— Luis parlait de lots de cocaïne cachés dans des poissons congelés, dit-il. Schober a la logistique pour acheminer la drogue jusqu’au port de Valparaiso, le terminal pour la débarquer…
Gabriela fixait l’écran, songeuse.
— Ça voudrait dire que les deux affaires sont liées, celle de La Victoria et les meurtres ?
— Tout le laisse penser… Sauf qu’en l’état seule une photo d’archives vieille de quarante ans révèle le passé criminel de Schober, ajouta Esteban, qui avait déjà réfléchi au problème. On n’a aucune preuve de son implication dans les meurtres d’Edwards et Luis. Quand bien même sa participation au Plan Condor serait avérée, avec une armée d’avocats et en faisant traîner les choses, Schober s’en sortirait avec un mea culpa.
— Et le type qui t’a cassé les doigts, Salvi ? rétorqua Gabriela. Tu as quand même été témoin d’un meurtre.
— Salvi aussi a dû falsifier son identité : pour le moment ce type n’est qu’un fantôme… Mais j’ai peut-être une piste pour Schober.
Esteban cliqua de sa main gauche, ouvrit le site sélectionné. D’après l’édition en ligne d’un magazine économique, Schober venait de monter un joint-venture avec Cuxo, une multinationale américaine d’exploitation et de prospection minière, créant sa propre entreprise, Salar SA. L’avocat connaissait bien le sujet pour avoir défendu des mineurs : accaparés à soixante-dix pour cent par les transnationales étrangères, les concentrés de minerais étaient traités en dehors du Chili, qui rachetait le produit fini après une forte plus-value de ces mêmes sociétés, lesquelles ne payaient pas ou peu de royalties…
— Quel rapport avec les morts de La Victoria ? demanda Gabriela.
— Je ne sais pas, dit Esteban. Mais Edwards a pu travailler sur le projet minier de Schober et le partenariat avec Cuxo, la multinationale US.
— Il ne t’en a pas parlé ?
L’avocat secoua la tête. Rosita toqua alors à la porte de la chambre : les ceviches étaient prêts…
Ils se lièrent vite d’amitié avec Paco et sa famille, des gens qui ne faisaient pas de manières. Une aide précieuse vu les circonstances, dont l’ancien mineur faisait peu de cas — ils avaient connu la clandestinité des sympathisants de gauche, Stefano était un vieil ami du docteur Romero et ils n’avaient pas besoin d’en savoir plus. Les discussions allaient bon train dans la grande cuisine où Rosita et ses sœurs avaient préparé trop de plats. Rassérénée par leur présence, Gabriela ne dit pas à Esteban ce qu’elle avait vécu chez la machi. Lui non plus n’évoqua pas les images ressurgies de sa mémoire, le sentiment de honte et d’effroi qui l’accablait. L’appel de Stefano à l’Hotel Social Club les précipita dans un tourbillon.