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* * *

— Popper ?!

— Je n’ai pas eu le choix, fit Stefano.

Sa voix avait changé, Gabriela ne le reconnaissait plus.

— Mais enfin… qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’ai retrouvé les petits de la bande, dit-il, ceux que les grands protégeaient à leur manière. Ils m’ont tout raconté. Popper aussi, par la force des choses : le meurtre de Patricio, le deal. Dans tous les cas, c’est lui et ses hommes qui écoulaient la cocaïne à La Victoria, avec El Chuque dans le rôle du marchand de mort. Il y a surtout d’autres complices : un certain Porfillo, le chef de la sécurité du port de Valparaiso, et aussi Delmonte, un flic de la douane, qui doivent récupérer la drogue en transit… Ça vaudrait le coup d’aller voir.

Il y eut un blanc dans le combiné.

— Attends… Attends, je te passe Esteban.

Il se tenait près d’elle, qui avait mis le haut-parleur du téléphone.

— Stefano, écoute… Je crois qu’on tient le responsable de tout ça : Schober, un industriel qui a participé au Plan Condor. Un des tueurs a prononcé son nom devant moi quand j’étais chez Luis. Schober a fait fortune dans le business maritime, il a notamment une flotte de navires pour acheminer la drogue jusqu’à Valparaiso, et un terminal sur le port… Edwards voulait m’en parler, quand ces salopards l’ont assassiné. Je ne connais pas encore tous les tenants et aboutissants mais Schober est mêlé à l’affaire, j’en suis sûr. Et ta piste confirme que le port de Valparaiso est l’épicentre du trafic : Schober a des bureaux là-bas, sa résidence principale, des hommes à ses ordres…

Valparaiso, où avait été imaginé le Plan Condor, Valparaiso où la Marine aux ordres de Pinochet avait fait des manœuvres avant le coup d’État : Stefano vivait à rebours.

— Tu as des preuves de tout ça ? demanda-t-il.

— Mon témoignage, autant dire rien du tout, fit l’avocat. Je ne connais pas le nom de mes agresseurs et ça m’étonnerait qu’ils figurent dans les fichiers de la justice.

— Ton copain Luis était quand même policier.

— Ça ne les a pas empêchés de l’abattre de sang-froid… Tout le monde était sur écoute, Edwards, Luis, moi, d’autres personnes peut-être. Un réseau de surveillance suffisamment élaboré pour être réactif quasiment en temps réel. Schober n’est pas seul, il a une équipe de pros derrière lui, des tueurs, des spécialistes de l’espionnage électronique et des complices jusque dans la police. On ne peut plus avoir confiance en personne. Il va falloir se débrouiller seuls.

Après ce qu’il venait de vivre avec le chef des carabiniers, Stefano se voyait mal le contredire.

— Ils savent peut-être où vous êtes, réalisa-t-il alors. Un mouchard quelconque a pu vous localiser.

— Si c’était le cas, il y a longtemps qu’ils seraient venus me liquider.

— Oui… Sans doute.

L’avocat était le seul témoin des meurtres. Raison de plus pour se tenir loin de Valparaiso.

— Vous feriez mieux de rester planqués à Lota, dit Stefano. Au moins le temps de te remettre.

— Ha ha, pour ça n’y compte pas trop ! lâcha Esteban dans un petit rire sans joie.

Ils étaient pris dans les barbelés.

* * *

Minuit sonna dans l’appartement du Ciné Brazil. Près du poêle, Anita Ekberg prenait un bain de nuit dans une fontaine romaine. Stefano était assis dans la cuisine, regardant le P38 posé sur la table comme s’il était responsable de ses actes. Trop de colère accumulée sans doute, d’innocents et d’espoirs assassinés. Le logement semblait vide sans Gabriela, partie avec l’avocat. Il venait de les avoir au téléphone. La tension retombait, contrecoup des derniers événements, et il ne savait trop quoi penser. Stefano se sentait vieux, usé, une sculpture de métal abandonnée sous la pluie. Il n’avait pas dit ce qui s’était passé dans la décharge, juste que Popper était mort après avoir avoué les meurtres et le trafic. Mais Esteban avait raison : tout venait de Valparaiso.

Des nuages troublaient la lune par la fenêtre de la cuisine. Stefano gambergeait dans le silence de la nuit, le regard perdu sur le vieux pistolet. L’avocat était hors course même s’il s’en défendait, Gabriela consignée avec lui à Lota. Stefano ne pouvait pas les laisser comme ça. Il devait stopper Schober et ses tueurs avant qu’ils ne les retrouvent. Car la petite était en danger avec Esteban, beaucoup plus qu’elle ne l’imaginait. Stefano savait qu’elle partirait un jour du cinéma, comme les enfants nous quittent, mais ses sentiments s’étaient cristallisés depuis le décès de Patricio. Gabriela était son esprit-fille, son espoir après la mort, l’ADN d’un autre futur pour son pays. Il n’avait pas su protéger Manuela à l’époque : il ne pouvait pas perdre une deuxième fois la femme qu’il aimait le plus au monde.

Il décida d’aller à Valparaiso, dès le lendemain. Une fois là-bas, il verrait quelle option serait la moins mauvaise.

Incapable de dormir, Stefano prépara un sac de voyage, y glissa le Parabellum et les munitions, quelques affaires de première nécessité. Une petite araignée brune déroulait son fil depuis l’abat-jour de la lampe 1900 posée sur le secrétaire de la chambre. Il chercha sur Internet et trouva plusieurs photos de Gustavo Schober, plus ou moins récentes, celles d’un septuagénaire au physique avantageux, les cheveux gris ramenés en arrière, qui lui sembla familier… Où l’avait-il croisé ? Une photo notamment datait du début des années 2000, lors de l’inauguration de l’usine de transformation de poisson à Antofagasta : Stefano observa de longues secondes le visage glabre de l’homme d’affaires, ses traits réguliers, et son cœur lentement se serra.

Un rideau de larmes l’aveuglait après qu’El Negro lui avait démoli le genou dans le bureau de la Villa Grimaldi, mais le visage était resté net dans son souvenir. Le jeune officier qui avait passé un savon à la brute, l’homme qui par humanité l’avait sauvé en l’envoyant à l’hôpital, c’était lui : Gustavo Schober.

6

Port mythique des cap-horniers du Pacifique Sud jusqu’à l’ouverture du canal de Panamá, Valparaiso avait failli être rayé de la carte après le tremblement de terre de 1906 qui avait dévasté la moitié de la ville. Les riches avaient rebâti leurs maisons sur les collines, les autres s’étaient accrochés à ce qu’ils pouvaient. Régulièrement, les incendies continuaient de ravager les quartiers pauvres, mal raccordés, mais avec ses cerros aux maisons colorées entassées contre les flancs pentus des collines, ses ruelles baroques, ses graffitis subversifs et ses funiculaires d’un autre temps, Valparaiso restait la plus belle ville du pays.

De petits bus intrépides se faufilaient dans le trafic, toujours intense le long du port de commerce ; Stefano dépassa les échoppes des marchands ambulants, joua du klaxon et gara la voiture de location dans un parking souterrain proche de la mer. Il remonta à pied à l’air libre, un ticket en poche.

Il était midi à l’horloge de l’hôtel de ville, vaste bâtiment bleu et blanc dont l’architecture rappelait l’époque coloniale. L’esplanade pavée donnait sur l’avenue grouillante où les trolleys bigarrés chassaient les piétons imprudents. Stefano enfonça les mains dans les poches de sa veste en daim, traversa sur les passages cloutés en prenant garde aux chauffards sans pitié pour son genou d’éclopé. Il avait laissé le P38 dans le coffre de la voiture, au fond du sac. Un simple repérage pour le moment.