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L’accès au port de commerce était bloqué par de hautes grilles acérées. D’après les infos d’Esteban, le terminal 12 appartenait à Schober. Stefano marcha jusqu’au petit port de pêcheurs accolé au monstre industriel — des milliers de tonnes étaient débarquées chaque jour des porte-containers et autres vraquiers géants qui accostaient les quais. Le ciel était bleu au zénith, le vacarme de la circulation moins oppressant aux abords des chalutiers. Quelques marins recousaient les filets après leur matinée en mer, une cigarette à la bouche, sans un regard pour les bateaux flanqués de bouées orange qui promenaient les touristes dans la baie. Stefano acheta un empanada à l’une des boutiques qui longeaient le port de pêche, s’assit sur un banc où il pouvait surveiller le ballet ininterrompu des camions devant les grilles. Trois grues gigantesques alimentaient les remorques depuis les ponts des navires, leurs containers empilés comme des cubes défiant la pesanteur. Il pensait toujours à l’officier de la Villa Grimaldi, au chemin sordide qui les réunissait aujourd’hui… Une mouette stoïque attendait près du banc, l’œil oblique. Stefano lui lança un bout de son chausson aux épinards, guère fameux, que le volatile avala d’un coup de bec avant de s’envoler comme si on pouvait le lui chiper. Aucun véhicule privé n’entrait ou ne sortait du port de commerce, seulement des camions chargés de marchandises. Stefano quitta le banc où soufflait l’air marin, se dirigea vers la guérite du gardien qui filtrait l’accès aux quais et demanda comment accéder aux bureaux du terminal 12.

Le type, un petit gros au nez de tapir, l’accueillit d’abord avec méfiance.

— On peut pas entrer avec sa voiture par ici, répondit-il, c’est réservé aux camions ! Pour les bureaux, faut aller à l’autre bout du port, du côté de la plage de San Mateo !

— Ah bon ?

— Eh oui ! Vous avez un passe ou une accréditation ?

— Non…

— Alors c’est pas la peine, mon vieux ! rétorqua le gardien, goguenard. C’est tout privé, le port de commerce !

Ça semblait lui faire plaisir. Stefano avait parfois du mal à comprendre ses contemporains.

— M. Porfillo, dit-il, c’est toujours lui le chef de la sécurité ?

— Bah, oui, je crois, pourquoi ?

— Vous pouvez m’indiquer ses bureaux ?

— Pareil ! Les bureaux, c’est de l’autre côté ! Mais sans passe, c’est mort !

Stefano salua le type à la grille sans lui tordre le nez, performance qui le renvoya au parking souterrain. Il lui fallut vingt minutes pour trouver une place près de la petite plage de San Mateo, dix de plus pour repérer la sortie des employés du port.

Il y avait peu de passage sur le trottoir, étroit et frôlé par la circulation. Stefano se planta près de la grille blanche : une vingtaine de voitures étaient garées dans la cour intérieure, des motos, au pied d’un grand bâtiment blanc où se concentraient les bureaux. La brume commençait à tomber sur la baie. Stefano se demandait si Schober, Porfillo ou Delmonte étaient là, derrière une des fenêtres qui tapissaient les étages. Le temps passa, plein de gasoil. Il observa les allées et venues, faisant son possible pour paraître naturel sur le trottoir, jusqu’à ce qu’une silhouette distinguée apparût derrière la grille électrique : celle d’un homme de taille moyenne aux cheveux gris qui s’engouffra bientôt dans une BMW noire rutilante. Les vitres étaient teintées mais Stefano eut le temps de reconnaître Schober.

Il traversa l’avenue sous un tonnerre de klaxons, trottina sans ressentir de douleur au genou jusqu’à sa voiture garée plus loin. Par chance, Schober resta bloqué un moment à la grille avant de s’engager sur la deux voies. Stefano démarra dans son dos et, forçant le passage au nez d’un minibus, prit le véhicule en chasse.

Des picotements grimpaient au bout de ses doigts, son cœur battait plus vite. Le trafic le long de la mer était trop dense pour se faire repérer et il n’avait pas peur, ni de Schober ni de ses hommes. Il s’attendait à rouler en accordéon pendant un moment, mais la BM mit bientôt son clignotant et bifurqua vers une petite rue sur la gauche. Stefano ralentit à son tour, suivit la berline allemande au milieu d’une haie de palmiers et, gardant ses distances, la vit s’engouffrer par la grille d’une villa. Celle de Schober probablement : on distinguait une terrasse derrière les feuillus, avec une balustrade de bois blanc dominant le jardin…

Stefano poursuivit sa route sur la portion d’asphalte qui ne menait nulle part : la rue aux palmiers donnait accès à deux autres villas de standing et un piton rocheux haut d’une trentaine de mètres. Un cul-de-sac.

* * *

Un soleil blanc perçait la brume sur la baie, même les couleurs des maisons sur les collines s’étaient éteintes.

Gustavo Schober observait la vue depuis la terrasse à l’étage, anxieux. Si le meurtre de Grazón n’avait fait qu’un entrefilet dans les journaux, comme celui du flic des narcotiques, retrouvé mort chez lui dans « des circonstances encore non élucidées », le fils Roz-Tagle restait introuvable depuis sa fuite. Porfillo assurait qu’aucun nom n’avait été prononcé durant son interrogatoire mais il avait fait allusion au Plan Condor, l’imbécile. Maintenant, l’associé d’Edwards s’était échappé avec une piste qui pouvait mener jusqu’à eux. La menace était réelle : que se passerait-il si Roz-Tagle retrouvait Porfillo dans les archives du Condor ? S’il remontait le fil de leur passé commun ?

— Ta valise est prête ! lança Andrea depuis la chambre à coucher.

Gustavo aperçut la silhouette de sa femme derrière les voilages blancs à demi tirés. Andrea préparait ses valises quand il partait en voyage d’affaires. Quand ils partaient en vacances aussi, d’ailleurs.

— Merci, chérie, dit-il en repoussant les rideaux qui voletaient sur la terrasse.

Gustavo suivit les gestes ménagers de sa femme, si parfaitement orchestrés. Andrea était un sacré brin de fille quand il l’avait repérée parmi les autres. Vingt ans, le bel âge, disait-on. Il la regardait différemment aujourd’hui. Sa peau d’abricot s’était naturellement ternie, la jeunesse avait migré vers d’autres femmes, elle s’était un peu épaissie avec la ménopause et se montrait sexuellement moins disponible, mais il ne l’aimait pas moins : ses yeux faisaient toujours pâlir les étoiles, lui qui aimait tant briller pour elle.

— Tu dois me trouver un peu vieillot, non ? fit-il en approchant.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Après tout ce temps, je ne sais toujours pas m’occuper de ma valise.

— Tu oublies toujours quelque chose, justifia Andrea. Et puis ça me fait plaisir.

Elle mentait. Gustavo était un homme de la vieille école : il n’aurait jamais songé à changer les couches des enfants, donner le bain, les amener chez le pédiatre ou le dentiste. Elle releva la tête, croisa l’expression de son visage.

— Quelque chose qui ne va pas ?

— Non… non.

Juste un brusque accès de tendresse, que Gustavo ne s’expliquait pas. C’était la millième fois qu’ils se quittaient, pourquoi ce sentiment de vulnérabilité ? La menace qui pesait sur lui le rendait plus sensible aux choses. Ou alors il se sentait vieillir. Un air nostalgique flotta dans la chambre à coucher. Le tableau face au lit japonais, la coiffeuse, sa boîte à bijoux, la commode où elle rangeait ses jolis dessous, tout était pourtant à sa place.

— Tu t’inquiètes pour cette histoire dans le Nord ? relança Andrea.

— Non… non, assura Gustavo, pas spécialement.

Il avait encore deux achats de terre à finaliser. Ce n’était pas le moment de partir en voyage d’affaires mais les vendeurs de la région étaient des ploucs qui signaient les papiers de la main à la main, refusant tout chargé de pouvoir, et l’enjeu était trop gros pour qu’il repousse l’opération.