Andrea contourna le lit king size et approcha. Ils se connaissaient par cœur.
— Tu peux me parler, tu sais.
— Oui, je sais.
— Alors ?
Il haussa les épaules.
— Bah, rien, ce voyage me barbe, c’est tout… Je dois me faire vieux.
Ils avaient six ans de différence. Andrea le dévisagea, guère convaincue. Gustavo lui souriait, dans son rôle de mâle dominant. L’occasion de tester ce qu’il avait dans le ventre.
— Pour tout te dire, tu as oublié le cadeau de mariage l’autre jour, fit Andrea. Tu sais que je n’y attache pas d’importance, mais c’est la première fois en bientôt quarante ans.
Ses yeux s’agrandirent, ondes sur le lac.
— Mon Dieu… Écoute, ma chérie, je suis confus…
— Qu’est-ce qui se passe, Gustavo ? enchaîna-t-elle sans faire grand cas de ses effusions. Ça fait une semaine que je t’observe : tu as la tête ailleurs. Même devant la télé.
— Je suis désolé… Pour ton cadeau, je me rattraperai, je te le promets.
— Je m’en fiche, je t’ai dit. Je préférerais savoir ce qui te met dans cet état.
Andrea s’était faite à lui, à son rôle de femme organisatrice de sa vie domestique. Il la regardait comme un gamin pris en faute.
— Alors ?
— J’ai… j’ai comme un mauvais pressentiment, avoua-t-il. Une sottise sans doute. Mais je n’arrive pas à m’en débarrasser. Comme un mauvais rêve le matin…
— Je croyais que tu rangeais ce genre d’intuition dans la case « histoires de bonne femme ».
— Eh bien, tu vois, il n’est jamais trop tard pour changer ! dédramatisa-t-il, un brin macho.
Andrea savait qu’il ne lui disait pas la vérité. La baratinait-il pour couvrir une passade, une aventure avec une autre femme ? Elle ne se faisait pas d’illusions, escort girls, entraîneuses, putes, son industriel de mari fréquentait d’autres filles, qu’on lui mettait le plus souvent dans les pattes pour honorer un contrat. Avait-il une maîtresse, une femme plus jeune susceptible de la remplacer ? Andrea surveillait sa ligne, après cinquante-cinq ans les années comptaient double, mais elle ne pouvait pas lutter contre une fille de trente ou quarante ans.
— Tu ferais mieux de te détendre, dit-elle.
— Bien sûr.
— Ton avion est à quelle heure, déjà ?
— Six heures trente.
Andrea prit la main de son mari et la posa sur sa poitrine — leur code quand elle avait envie de faire l’amour.
— Ça nous laisse encore un peu de temps, non ?
Il lui souriait, cette fois-ci pour de bon. Andrea poussa la valise et l’attira sur le lit. Elle savait faire jouir son mari sans se forcer, ça le détendrait peut-être…
De fait, quand ils se rhabillèrent vingt minutes plus tard, Gustavo plaisantait sur la fréquence de leurs rapports. Andrea noua sa cravate. C’est vrai qu’ils ne l’avaient pas fait depuis longtemps, qu’il ne devrait jamais y avoir de routine, que le temps assassin jouait contre tous les couples de la terre. Enfin, elle l’accompagna jusqu’au perron de la villa. Cinq heures de l’après-midi. La voiture attendait au pied des marches, moteur ronronnant sous ses vitres fumées. Busquet prit la valise de son patron et la nicha dans le coffre de la BMW, direction l’aéroport.
— Bon voyage ! lança Andrea, radieuse dans le soleil déclinant.
Gustavo Schober sourit à sa femme mais il n’avait pas envie de la quitter. Toujours ce sentiment de perdition, qui revenait en trombe malgré le bon moment de tout à l’heure… Que lui arrivait-il ? Il fit un pas vers Andrea et l’embrassa comme s’ils n’allaient plus se revoir.
Muni de jumelles inamovibles à cent pesos la minute, le promontoire du rocher jouissait d’une vue « imprenable » sur la baie et le port de Valparaiso. Il dominait surtout le pan de colline où Schober avait sa villa. Stefano se mêla aux touristes chiliens et étrangers qui se frictionnaient en riant de la brusque chute de température liée à la brume. Elle avait envahi l’océan, réduisant les bateaux de guerre à des maquettes pour grands enfants.
« Apaga tu tele, vive tu vida[11] », disait le graffiti peint sur un mur. Un kiosque vendait des glaces à quelques pas de là, tenu par une grosse dame à la toque de papier blanc. Près du muret, sa propre paire de jumelles en mains, Stefano ne tarda pas à localiser la propriété, à environ deux cents mètres à vol d’oiseau. Un bon poste d’observation. La villa, en partie cachée par la végétation, était tournée vers la mer : on apercevait un bout du jardin, immense et boisé, une partie du toit et de la terrasse supérieure, deux volets ouverts au rez-de-chaussée. Il n’y avait qu’un voisin au-delà du mur d’enceinte, une belle maison de maître en cours de rénovation… Stefano espionna les allées et venues, donna le change aux touristes qui l’entouraient.
Sa veste de daim commençait à prendre l’humidité. Quelques chalutiers indolents sur une mer d’huile, des pélicans en piqué sous le regard impavide des pêcheurs au bout du ponton, la brume et toujours aucun signe de vie dans la villa de l’industriel. Le temps passa, élastique. La fraîcheur se faisait plus corrosive pour ses vieux os mais son genou le laissait tranquille. Les touristes frileux avaient déserté le promontoire, comme le soleil derrière les nuages. Stefano acheta une crêpe au sucre à la grosse dame, nota enfin un mouvement dans le jardin luxuriant : la BMW noire entrevue ce midi vint se garer devant les marches.
Schober apparut bientôt sur le perron, portant un costume clair et une valise à la main. Une femme l’accompagnait, qu’il prenait par la taille tout en conversant. Le chauffeur était un jeune aux cheveux ras qui, vu la carrure, devait être aussi son garde du corps ; il s’empara du bagage et le déposa dans le coffre pendant que l’homme d’affaires embrassait sa femme : une brune, de dos dans sa focale. Stefano se concentra sur sa cible. Gustavo Schober adressa un dernier signe d’au revoir, grimpa à l’arrière de la berline aux vitres teintées et disparut de son champ de vision…
Les mouettes planaient sur le piton rocheux qui dominait la baie. Schober était parti avec son chauffeur et ne rentrerait pas de sitôt à en croire sa valise, laissant sa femme seule dans la villa… Stefano réfléchit un moment avant de passer à l’action. Il n’avait de toute façon plus rien à perdre.
Le soir déclinait doucement sur Valparaiso. De l’autre côté de la baie, les lumières de Viña del Mar s’allumaient une à une, perçant la brume du Pacifique. Andrea sortit vaporeuse d’un bain à l’huile d’argan, vêtue d’une simple tunique à motifs mapuches. Son arrière-grand-mère avait paraît-il connu la « Pacification de l’Araucanie » à la fin du dix-neuvième siècle, une guerre ethnique où on coupait les seins des femmes, les oreilles, le sexe des hommes, témoignages rémunérés en vue d’un blanchiment accéléré du territoire. De l’histoire ancienne qu’on prenait pour du folklore…
— Vous avez encore besoin de moi, Madame ?
— Non, c’est bon, Sonia, vous pouvez y aller ! lança Andrea depuis le grand escalier du hall.
L’employée de maison avait rendez-vous ce soir avec un galant — ou encore un de ces machos prêts à se fendre d’une soupe aux mariscos sur le port pour lever la soubrette et l’abandonner à ses casseroles sitôt consommée. Andrea descendit les marches de bois peint, les joues encore brûlantes après son moment de détente, puis se rendit dans la cuisine pour prendre un en-cas, bien suffisant quand elle dînait seule. Originaire de la région, Gustavo avait acheté la villa d’un haut dignitaire de l’État, quatre cents mètres carrés au sol et trois hectares de jardin où soufflait le bon air de l’océan. Andrea repensait à ce que son mari lui avait dit avant de partir, à son malaise quand ils s’étaient quittés : c’était comme s’il avait peur de quelque chose, ou de quelqu’un, comme s’il recherchait chez elle une sorte de protection maternelle. Ce côté petit garçon ne lui ressemblait pas. Gustavo avait des soucis — de gros soucis. Et en faisant l’amour avec lui tout à l’heure, Andrea avait bien senti qu’aucune femme n’était derrière tout ça. Ses affaires dans le Nord paraissaient louches, avec ses coups de fil nocturnes et ses silences embarrassés. Andrea ne s’occupait pas de son business, elle vivait dans une prison dorée depuis trop longtemps pour avoir encore le goût de s’échapper.