Il n’avait pas cherché à savoir ce qu’était devenue Manuela en rentrant d’exil : elle était là, sous ses yeux qui refusaient encore d’y croire.
Était-ce un rêve ?
Un mauvais rêve ?
Le bonheur de la savoir vivante ne dura pas. Car Stefano comprit la supercherie et tout espoir s’effondra : non seulement Manuela l’avait vendu à ses bourreaux de la Villa Grimaldi, mais l’officier en charge des prisonniers avait fait d’elle sa femme. Andrea Schober.
On demandait aux militants du MIR de tenir vingt-quatre heures s’ils venaient à être arrêtés. Affectée au groupe de protection du président, Manuela avait tenu. Puis elle avait parlé. Quand l’insupportable vous refuse le droit de mourir, tout le monde finit par parler. La souffrance physique et morale suintait de ses jeunes yeux, une faille indicible où les tortionnaires s’étaient engouffrés : il leur fallait des noms, des lieux de rendez-vous, les planques où se terraient ses compagnons, sous peine de redevenir un transfo électrique. Brisée, Manuela avait vendu son âme pour quelques promesses, pour que « ça » s’arrête.
Les détenues qui acceptaient de collaborer étaient regroupées dans une chambre de la Villa Grimaldi, une pièce avec de vrais lits jamais loin des lieux d’interrogatoire. Les murs n’étant pas épais, les cris des nouveaux arrivants finissaient de les terroriser. Manuela n’était pas seule, trois autres femmes partageaient la pièce. L’officier chargé de leur groupe venait les voir presque tous les jours, prenait des nouvelles de leur santé, parlait de l’avancement de leur dossier. Les détenues lui quémandaient des cigarettes, le droit d’envoyer et recevoir des lettres de leurs familles, mortes d’inquiétude après tout ce silence et la répression visible à chaque coin de rue. Le capitaine Sanz était fin psychologue, bel homme et plutôt conciliant avec les prisonnières : elles ne seraient plus torturées tant qu’elles restaient sous sa protection, elles pourraient même, sous l’œil de la censure, échanger des courriers avec leurs proches.
Certaines histoires d’amour naissaient dans ce monument d’horreur. Il y avait les femmes qui, foutu pour foutu, couchaient avec leur officier interrogateur pour des faveurs matérielles — cuisiner, manger de bonnes choses plutôt que le brouet quotidien —, d’autres par intérêt, résignation, par espoir d’être libérées ou pour avoir le sentiment de vivre encore. Peu le faisaient par amour, mais quand les caresses sont des lignes à haute tension enfoncées dans le vagin, la main d’un homme fait l’affaire. Se rassurer qu’on est bien une femme, pas la traînée promise aux viols plus ou moins ajournés selon l’humeur des geôliers.
Manuela s’était laissé séduire par le jeune capitaine Sanz, qui la convoquait souvent dans son bureau. Une bonne recrue d’après ses mots. L’officier avait un langage châtié et des manières douces au milieu de cet enfer. Après des mois passés à la Villa Grimaldi, la fière militante n’était plus que l’ombre d’elle-même, mais son ombre était encore une forme de beauté. Manuela n’en manquait pas. Eduardo Sanz avait manœuvré jusqu’à ce que la guérillera lui mange dans la main. Bien sûr il avait fallu l’apprivoiser, la mater façon mustang, serrer la bride, lui enfoncer le mors pour lui apprendre à marcher droit, mais Manuela s’y était faite. À lui, à sa proposition de quitter ensemble l’arrière-cour putride de la DINA, de recommencer leur vie sous une nouvelle identité.
Sanz avait expliqué ce qui arriverait à l’ancienne militante du MIR : même ceux qui collaboraient ou acceptaient de travailler pour eux à l’étranger se faisaient tuer un jour ou l’autre. Ce n’était qu’une question de temps. Alors pour sauver sa peau, Manuela était devenue Andrea — Andrea Schober.
Ils n’avaient plus jamais parlé de cette période, de l’idéologie marxiste qui avait voulu s’emparer du monde, du passé. Un pacte silencieux les unissait, garant de leur affection à défaut du reste : car si l’officier à fine moustache l’avait arrachée aux salles de torture de la Villa Grimaldi, Andrea y avait laissé son amour…
Stefano Sotomayor.
Pour elle aussi le choc était rude.
Il y eut un silence au pied des marches, interminable. Les anciens amants se dévisageaient, séparés par un mur encore infranchissable. Leurs regards fusionnaient, à la fois stupéfiés et subjugués par ce qui leur arrivait. Stefano était trop bouleversé pour engager la discussion, il ne voyait qu’un amour d’outre-tombe et ce silence qui durait — qui durait depuis quarante ans… Il ôta sa casquette, par réflexe, ou pour se donner une contenance qu’il n’avait plus. Son plan s’écroulait. Il voulait piéger Schober en enlevant sa femme, Stefano se retrouvait face au seul amour de sa vie : celui d’un autre.
Joie de le savoir vivant, honte, confusion, Andrea l’observait comme si l’impossible refluait mais l’homme au pied des marches était bien réel : plus voûté que dans son souvenir, ses cheveux blancs comme une phosphorescence dans le crépuscule peint du jardin. Une apparition. Elle serra son châle sur ses épaules comme s’il la protégerait. Elle n’avait jamais vu de fantôme.
— Qu’est-ce que tu fais là ? dit-elle à mots tremblants.
— Tu es seule ?
— Oui… Oui.
Ils se dévisageaient toujours, avides, blessés, cherchant dans l’autre ce qu’ils avaient pu perdre. Des pensées carambolages.
— Tu me fais entrer ? demanda Stefano.
— Oui… Oui.
Andrea laissa passer son compagnon-revenant devant elle, décontenancée. Elle nota qu’il boitait légèrement tandis qu’ils traversaient le hall à l’escalier monumental, sans oser d’autres mots que des banalités. Les hautes fenêtres du salon donnaient sur les arbres fruitiers du jardin, et l’océan tout au fond.
— Tu veux boire quelque chose ? dit Andrea d’une manière mécanique.
— Non. Non merci.
La maîtresse de maison l’invita à s’asseoir sur un des canapés. Stefano ne la quittait pas des yeux. De la glace. Ils ne s’étaient pas revus depuis le 11 septembre 1973, ce matin maudit devant la Moneda bombardée où ils juraient de s’adorer jusque dans la mort. Stefano oublia son plan de kidnapping. Il vivait dans le ventre de sa mémoire.
— Pourquoi tu me regardes comme ça ?
— Je savais que tu m’avais vendu à la Villa Grimaldi, dit-il, pas que tu étais partie avec un de tes bourreaux… Manuela.
Andrea resta un instant sans voix. Il savait ça. Elle sentit sa rage la transpercer, et la tunique qu’elle portait lui sembla soudain indécente.
— Je ne m’appelle plus Manuela, dit-elle enfin.
— C’est dommage : c’est la femme que j’aimais.
Chaque mot touchait une corde sensible. Elle était toujours belle mais des rides amères ternissaient la commissure de ses yeux. Ils se toisèrent, comme pour se tenir à l’écart l’un de l’autre, sans savoir qu’ils se trouvaient dans le même piège.
— On ne peut rien contre le temps, dit-elle. Notre amour date d’une autre époque.
— Celle où on me tirait une balle dans le genou pour me faire parler, rétorqua Stefano. El Negro, tu l’as connu aussi ? Un des tortionnaires à la Villa Grimaldi… Tu y étais, n’est-ce pas ?
Andrea se raidit sur son carré de sofa.
— J’ai tenu vingt-quatre heures, dit-elle, sachant qu’il connaissait les consignes en cas d’arrestation.
— Moi aussi. Mais je n’ai donné que des morts ou des gens déjà entre leurs mains.
— J’ai été capturée parmi les premiers, se défendit-elle, je ne savais pas qui était vivant ou mort… Ils m’ont torturée à l’électricité pendant des jours, Stefano, sans cesse… Je voulais mourir… disparaître… Tu es passé par là, ne me juge pas.