Il ne la jugeait pas. Pas encore.
— Ça a dû te faire bizarre de m’entendre hurler.
— C’est toi qui me tortures, Stefano.
Andrea avait les yeux mouillés de larmes. Il ne l’avait jamais vue pleurer. Ils n’avaient pas eu le temps.
— Personne ne t’en veut d’avoir parlé sous la torture, tenta-t-il de se radoucir. Mais pourquoi collaborer jusqu’à travailler pour eux ? Pourquoi te marier avec un officier de la DINA ?
Andrea respirait mal, la poitrine oppressée par le regard de son ancien amant. Il était resté le même, convaincu, impétueux.
— Je n’étais plus rien, je te dis. Et je ne veux plus parler de ça, ajouta-t-elle.
Assis à l’angle du canapé, Stefano tenait sa casquette, ou plutôt il la malaxait entre ses mains.
— Tu ne sais pas le plus drôle dans l’affaire, Manuela ? Quand El Negro m’a tiré une balle dans le genou, c’est ton mari qui m’a sauvé en me faisant transférer à l’hôpital : Sanz, l’officier dont tu es tombée amoureuse.
— Je n’étais pas amoureuse, j’essayais de sauver ma peau.
— Tu étais amoureuse de qui ? Moi peut-être ?
Les mots lui faisaient mal, à lui aussi. Andrea releva les yeux, ils étaient beaux et tristes, comme la dernière fois qu’ils s’étaient étreints devant la Moneda. Stefano ne savait plus quoi penser. Le vent du soir secouait les feuillages derrière les fenêtres, et lui devenait fou.
— Pourquoi tu viens me parler de ça aujourd’hui ? lui lança-t-elle. Hein ? Qu’est-ce que tu veux ?
Stefano observait le salon de la villa, ses lampes et ses meubles ouvragés, leurs souvenirs de voyages disposés çà et là, peiné à l’idée qu’on ait volé sa vie, leur vie. Un théâtre absurde. Stefano avait une boule dans la gorge. Il fallait qu’il se ressaisisse, qu’il oublie leur passif, leur amour, ne voir plus en Manuela qu’Andrea Schober et établir un plan B pour sortir du guêpier où il s’était fourré.
Andrea attendait une réponse qui ne venait pas.
— Ton mari est parti ? dit-il enfin.
— Pourquoi tu demandes ça ?
— Je veux lui parler.
— De quoi, du passé ? Ça changera quoi ?
— Ton capitaine travaillait pour la DINA, fit Stefano d’une voix monocorde, tu savais qu’il avait participé au Plan Condor ?
— Non… Non.
Elle non plus ne le quittait pas des yeux.
— Qu’est-ce que tu veux ? répéta Andrea.
— Savoir sur quelle affaire Schober travaille en ce moment.
— Pourquoi ?
— Réponds-moi, s’il te plaît.
Stefano avait les mains croisées sur son habit de travail. Elle comprit qu’il avait menti pour entrer dans la maison. Andrea remarqua la bosse sur son flanc droit — un revolver ?
— Alors ?
— Une affaire dans le Nord, répondit-elle.
— Où exactement ?
— À San Pedro. San Pedro d’Atacama…
— Le type qui l’accompagne, c’est qui ? reprit Stefano. Son garde du corps ?
— Et son chauffeur. Pourquoi ?
— Ils vont faire quoi là-bas ?
— Je ne sais pas, s’agaça-t-elle, une histoire de ventes de terrain… Ce n’est pas le premier voyage d’affaires qu’il fait là-bas.
— Du côté de San Pedro ?
— Oui.
Stefano acquiesça, le cerveau de nouveau opérationnel. L’avocat avait parlé d’une société d’extraction minière la veille au téléphone, que Schober venait de créer : Salar SA… Les ventes de terrain dont elle parlait devaient y être liées.
— Schober achète ces terres pour sa nouvelle société ?
— Je n’en sais rien, je te dis. Et je m’en fiche.
Andrea avait repris sa stature de femme mûre, tenant son châle d’une main ferme sur sa poitrine.
— Ton mari revient quand de voyage ?
— Après-demain… Pourquoi tu veux le voir ?
— Parce qu’il est impliqué dans plusieurs meurtres, annonça Stefano tout de go.
La bouche d’Andrea se pinça. Elle ne s’attendait pas à ça.
— Un ami cher a été assassiné par sa faute, un curé de Santiago, enchaîna Stefano d’une voix claire. C’est pour ça que je suis là : pas pour toi… Toi, tu n’es plus à moi depuis longtemps.
Andrea cherchait à restaurer la distance qu’elle n’aurait jamais dû céder mais le doute s’immisçait. L’attitude de Gustavo ces derniers jours, le cadeau oublié, le pressentiment qui le taraudait au moment de se quitter, les appels nocturnes sur sa ligne sécurisée : un mauvais coup se préparait, comme au temps de ses missions secrètes, qui n’avait rien à voir avec l’industrie maritime… Son regard s’échappa alors vers le jardin. Stefano se retourna d’instinct vers les fenêtres et vit quatre hommes armés qui remontaient l’allée à pied.
Il empoigna le pistolet qu’il cachait sous sa veste.
— C’est qui, souffla-t-il à Andrea, la sécurité ?
— Oui…
— Porfillo fait partie du lot ?
Elle opina nerveusement. Stefano se posta à la fenêtre. Déjà les hommes se déployaient autour de la maison. L’un d’eux avança à croupetons vers la tonnelle de la terrasse, en costard bordeaux et revolver à la main : Stefano brandit aussitôt le Parabellum et fit feu à travers la vitre, qui vola en éclats.
Touché au torse, Delmonte bascula contre les plantes grimpantes, tandis qu’une pluie de verre se répandait sur le teck. Stefano se tourna vers Andrea, qui retenait son souffle au milieu du salon.
— Où est l’autre entrée de la villa ? Réponds !
Il leva le P38 à hauteur de son visage, les yeux fous. Andrea fit un signe vers le hall.
Durán et Porfillo entraient par la buanderie quand une détonation retentit depuis l’aile ouest, suivie d’un bris de vitre. Delmonte était tombé le premier sur l’intrus. Porfillo entraîna Durán par la porte des domestiques. Aucun appel de Delmonte. Ils atteignirent le hall en visant les angles, braquèrent leurs armes vers l’escalier de bois peint et virent trop tard qu’ils étaient dans le champ de tir. Le Parabellum cracha des flammes depuis les marches : Porfillo appuyait sur la queue de détente lorsqu’un souffle brûlant emporta son doigt. Il jura en lâchant le Glock, qui glissa sur le marbre, et se jeta en arrière au moment où un second projectile allait lui pulvériser le crâne.
Le chef de la sécurité vit son arme au milieu du hall et son binôme reculer sous l’impact d’un feu rapproché. Durán étouffa un cri, touché deux fois à l’abdomen, et s’écroula, mort.
« Fils de pute ! » siffla Porfillo, la phalange de l’auriculaire emportée par la vitesse de l’acier. Il n’avait plus d’arme, une brûlure intense à sa main droite et du sang comme des petits cailloux répandus autour de lui. Une odeur de poudre flotta dans le grand hall de la villa, une odeur de mort. Il ne fallait pas rester là, déjà le tueur embusqué descendait les marches. Porfillo s’échappa sans se soucier des gouttelettes carmin qui couraient à sa suite.
Stefano entendit ses pas refluer vers la buanderie : il songea une seconde à se lancer à ses trousses mais il fit volte-face à l’instant où un autre homme débarquait dans la pièce, un grand rouquin à la peau claire. Carver pointa son pistolet vers l’escalier et tira sans trop viser. Une pluie de plâtre vola sur les stucs, deux balles qui ratèrent leur cible. Stefano fit feu. Carver appuya sur la détente puis un choc le plia en deux, comme un coup de poing à l’estomac ; il s’arc-bouta, une déflagration dans le ventre, tandis que son arme lui échappait. La douleur apparut aussitôt, exponentielle. Carver s’accroupit, le souffle court.
Le cadavre de Durán était étendu à terre et lui ne pouvait plus bouger. Il roula sur le marbre où s’écoulait déjà un sang vermeil.