Plâtre et poudre se dissipèrent, impondérables ; Stefano descendit la dernière marche de l’escalier, le cœur battant, agita le pistolet comme si une dernière cible mouvante pouvait surgir de nulle part, mais il n’y en avait plus… Plus que les gouttes rouges du quatrième homme qui filaient vers la buanderie. Il n’avait pas le temps de tergiverser : si les voisins étaient trop loin pour avoir entendu les coups de feu, Stefano avait cinq, peut-être sept minutes devant lui avant que d’autres gardes rappliquent… Le rouquin gisait à terre, les mains contre son abdomen qu’il couvait comme un objet précieux. Un Glock reposait à deux pas de là, qu’il ne pouvait plus atteindre. Stefano repoussa l’arme et s’accroupit pour fouiller ses poches. Rien.
Il jaugea le blessé, un gringo d’une cinquantaine d’années qui se tenait le ventre comme si ses intestins allaient jaillir. Stefano évalua la plaie sous ses mains rougies de sang.
— Tu as une sale blessure mais tu peux encore t’en tirer… (Il arma le Parabellum.) Maintenant, ou tu parles ou je t’achève.
L’homme peinait à déglutir.
— Tu entends ce que je te dis ?
Carver frémit malgré la douleur qui le clouait au sol. Le type aux cheveux blancs approcha le canon brûlant du P38 à deux centimètres de son œil.
— Tu es américain ?
— … Oui.
— C’est quoi ton rôle dans l’histoire ?
— Les… écoutes… L’informatique.
— C’est toi qui pistais Edwards ?
L’homme fit un signe affirmatif. Un spécialiste de l’espionnage, un hacker.
— C’est quoi ton nom ? Réponds !
— … Carver.
— L’autre type, celui qui s’est enfui, c’est qui ?
Des sueurs froides inondaient le visage du blessé.
— Porfillo… Le chef de la sécurité… du port…
Stefano avait à peine eu le temps de voir son visage.
— Schober, c’est lui qui organise le trafic de cocaïne ?
Carver acquiesça faiblement.
— D’où vient la cocaïne ?
— Je sais pas… Je m’occupe… que des écoutes.
— Tu mens ! Pour quelle officine tu travailles ? (Le canon brûlant toucha sa paupière.) Dis-moi !
— La DEA…
Drug Enforcement Administration, l’agence antidrogue américaine. Stefano grimaça sans relever son arme.
— C’est la DEA qui fournit la coke à Schober ?
— Non… Des lots détournés… confisqués…
— Quel rapport avec Edwards ? Les meurtres ?
— Je… sais pas. I swear…
Carver donnait des signes de faiblesse, l’œil vitreux. Stefano se tenait accroupi, l’adrénaline pulsant à pleines veines. Il avait tué deux, peut-être trois hommes si celui-ci venait à mourir. Il songeait à se redresser quand il sentit une menace dans son dos. Trop tard : l’épaule gauche brisée, Oscar Delmonte s’était traîné depuis la terrasse, son revolver à la main maintenant brandi vers l’intrus. Il y eut une seconde de stupeur entre les deux hommes. Stefano s’apprêtait à recevoir l’impact mais la détonation retentit avant que Delmonte ne presse la détente : projeté en avant, le douanier tomba face contre terre et ne bougea plus. Le cœur de Stefano battait à tout rompre : celui de Delmonte avait explosé sous le choc hydrostatique, répandant déjà une petite flaque rouge qui allait grossissant sur le marbre.
Un silence lugubre emplit le grand hall. Andrea se tenait dans l’embrasure de la porte, pâle comme un linge. Elle posa le Glock sur le meuble chinois, sans un mot. Stefano se redressa avec peine, les jambes molles devant la femme qui venait de lui sauver la vie. Elle ne disait rien, choquée par ce qu’elle avait commis. Ça sentait la poudre, la peur à plein nez.
Stefano avança vers Andrea et la prit dans ses bras. Elle tremblait. Elle tremblait contre son épaule.
— Merci, souffla-t-il dans ses cheveux. Merci…
L’espace d’un instant, Stefano ne savait plus s’il serrait Manuela ou la femme de Schober. Un instant seulement : car il ne fallait pas rester là. S’ils avaient l’intention de le liquider, les types de la sécurité avaient dû désactiver les caméras de surveillance avant d’entrer dans la villa mais Porfillo allait demander des renforts. Stefano se dégagea de leur étreinte et regarda Andrea droit dans les yeux.
— Écoute… Un avocat de Santiago enquête sur une affaire de meurtres et de trafic de drogue, une affaire dont Schober est la pierre angulaire. De quoi finir sa vie en prison, lui et ses complices. On n’a pas encore tous les éléments mais tu dois te tenir à l’écart de tout ça… Tu comprends ?
Elle fit signe que oui. Stefano se noyait dans ses yeux.
— Tu connais quelqu’un chez qui tu pourrais te mettre au vert ? reprit-il. Un endroit où disparaître quelques jours ?
Elle réfléchit une poignée de secondes.
— Oui, dit-elle enfin. Oui…
— Schober connaît cette personne ?
— Non… Juste son prénom, répondit Andrea. C’est une amie du tai-chi… Il sait à peine qu’elle existe.
— Bon… Tu as une voiture, j’imagine ?
— Oui.
— Prends-la, dit-il. Laisse-moi ton portable, un numéro où je peux te joindre, et disparais deux ou trois jours, le temps de régler l’affaire. Je te tiendrai au courant. D’ici là, fais la morte.
Andrea releva la tête vers son amour de jeunesse.
— C’est déjà fait, Stefano, murmura-t-elle. C’est déjà fait…
Une larme perlait à sa paupière. La seule qui les trahirait.
Stefano essuya ses empreintes sur le Glock pendant qu’elle enfilait une veste, sans un regard pour les cadavres qui jonchaient le hall.
— Fichons le camp d’ici, dit-il.
8
Porfillo roulait depuis des heures sur la Panaméricaine. Son doigt arraché lui tirait des jurons douloureux et ce n’était pas le paysage de collines désertiques qui allait atténuer son ressentiment. Le tueur dans la villa était un pro. Un type sûrement en lien avec Roz-Tagle. Un messager de la Mort. Dans tous les cas, Porfillo avait préjugé de leur force… « Le fils de pute », répétait-il, sa main gauche cramponnée au volant de la Fiat. La droite pissait le sang. Il serrait le moignon de l’auriculaire dans un mouchoir, la douleur l’élançait et cette saloperie n’en finissait plus de couler.
Porfillo était passé chez lui pour soigner sommairement la blessure, embarquer quelques affaires et des médicaments avant de quitter Valparaiso par la voie express, selon la volonté de Schober, qui s’occupait du reste. Le boss était furieux. L’intervention dans la villa avait viré au fiasco. Durán travaillait sous ses ordres à la sécurité du port, Delmonte à la douane, leur disparition éveillerait les soupçons des flics, et le seul rescapé de la fusillade, Carver, s’il survivait à son opération, serait difficile à rapatrier aux États-Unis. Schober avait envoyé des hommes faire le ménage dans la villa mais, aux dernières nouvelles, Andrea Schober n’était plus là. Elle avait disparu, elle et sa voiture…
Porfillo roulait toujours, fiévreux. Les pilules de speed l’empêchaient de dormir, il avait mal aux mâchoires à force de les broyer et la chaleur ne tombait pas. Prochaine station à cent kilomètres, affichait une pancarte. Il venait de faire le plein, sans rien manger. Les six cafés avalés depuis son départ précipité lui pesaient sur l’estomac, il manquait une phalange à son petit doigt et il avait envie de tuer… Les kilomètres de désert défilaient, monotones, faits d’arbustes rabougris et de bétail rachitique cuisant dans les enclos de fermes plus ou moins à l’abandon. Il y avait toujours un terrain vague à la sortie des rares villes croisées, des graffitis sur des murs à demi écroulés, des gens par terre qui vendaient des rebuts sur des couvertures, des boissons dans des glacières, un pays de gueux dressés à coups de trique. Le soleil poussiéreux n’arrangeait pas l’impression de déshérence.