Surveillant l’entrée du rancho, Busquet n’entendait pas les propos échangés à l’ombre de la terrasse, mais la tension était palpable entre le boss et le chef de la sécurité.
Porfillo venait d’arriver après vingt heures de route sans presque dormir. La fatigue et la douleur avaient creusé ses rides, relâché la peau de son cou sans atténuer la dureté de son regard. Son petit doigt arraché le tiraillait, les derniers événements le mettaient sur la sellette et Schober ne décolérait pas après le désastre dans la villa. Il avait dû envoyer Carver au chaud dans une clinique privée — grassement payé, le chirurgien n’avait pas posé de question sur l’origine de la blessure par balle —, baratiner la bonne de la villa pour qu’elle se tienne loin de ses chiffons, mais, si ses hommes avaient fait disparaître les corps de Durán et Delmonte, Andrea était toujours aux abonnés absents. Gustavo se faisait un sang d’encre : sa femme ne répondait pas au téléphone, ni n’appelait, sa voiture n’était plus dans le garage, aucune de ses amies ne l’avait vue et les deux détectives lancés à sa recherche brassaient du vide.
Porfillo venait au rapport. Lui aussi était nerveux.
— Le vieux qui nous est tombé dessus doit être de mèche avec Roz-Tagle, grogna-t-il sous le toit en paille de la terrasse. Un détective, ou un ex-flic qu’il a dû engager. Et cet enfoiré s’est mis à défourailler sans crier gare.
Gustavo oublia un moment sa femme.
— Toujours aucune idée d’où il sort ?
— Non, confessa Porfillo.
— Ah oui ? Et d’après toi, comment il m’a retrouvé ? Hein ? Comment ce type s’est pointé chez moi la bouche en fleur pour faire un carton ?
C’était plus une insinuation qu’une question. Porfillo ne répondit pas.
— Le Plan Condor, oui, poursuivit son patron en modérant sa fureur, dont tu as parlé à Roz-Tagle pendant l’interrogatoire chez le flic. C’est comme ça qu’il est remonté jusqu’à moi… Tu avais besoin d’ouvrir ta grande gueule ?!
— Roz-Tagle n’a pas prévenu la police, renvoya le fautif en guise de diversion.
— Mais il est sur notre piste, grâce à toi.
Les deux hommes se regardaient en chiens de faïence.
— On ferait peut-être mieux de se mettre au vert, avança Porfillo.
— Non… (Schober secoua la tête.) Non, il faut que je finalise l’affaire, c’est l’histoire de vingt-quatre heures. Je signe ces fichus papiers, après on verra comment récupérer Andrea.
— Personne ne t’a contacté à son sujet ?
— Un ravisseur, tu veux dire ? Non… Personne.
Porfillo continuait de trouver ça louche.
— Le tueur de la villa a parlé à Andrea avant la fusillade, dit-il. Si elle avait été kidnappée par ce type, ou pour le compte de Roz-Tagle, ils auraient déjà cherché à te contacter.
— Hum… On veut peut-être me laisser mariner, dit Schober, se servir d’Andrea comme moyen de chantage et faire monter les enchères.
Porfillo gratta ses verrues, peu convaincu. Il sentait le coup fourré. Andrea au fond n’avait jamais été qu’une petite pute.
— Il y a une chambre au premier, fit Schober pour marquer la fin de l’entrevue. Tu n’as qu’à t’installer là en attendant le médecin.
Porfillo acquiesça mollement, empoigna son bagage en tenant son doigt blessé contre sa poitrine et racla ses semelles sur les marches comme pour effacer ses empreintes.
Le vent du soir courait dans les feuillus qui ceinturaient le rancho. Gustavo regarda le ciel tomber sur la montagne. Les roches rosissaient au crépuscule et il ne savait plus quoi penser. Où était Andrea ? Pourquoi restait-elle silencieuse ? Qui était le tueur engagé par Roz-Tagle — et dans quel but ? Gustavo se sentit soudain seul, et le mauvais pressentiment ne le quittait pas, comme si tout ce qui arrivait était déjà écrit…
L’appel de la clinique privée le sortit de sa léthargie : l’estomac perforé, Carver n’avait pas supporté le choc postopératoire.
Stefano chassait les camions sur l’autoroute du Nord, les doublait dans un bruit de tonnerre.
La Panaméricaine qui remontait le couloir chilien s’arrêtait à La Serena : après quoi, un désert accidenté voyait les routiers prendre le pouvoir sur une route étroite, aux virages acrobatiques. Semi-remorques chargés de liquides hautement inflammables dépassant en pleine côte une file de camions cul à cul, convoi doublant dans les lacets de collines vertigineuses à grand renfort de klaxon, en aveugle, en vous frôlant à plus de cent, Stefano grognait des injures face aux embardées suicidaires de ces fous du volant. La fatigue commençait à se faire sentir. Il conduisait depuis des heures, happé par le défilé des bandes blanches, l’esprit en boucle entre deux flashes info à la radio. Toujours pas de nouvelles de la tuerie dans la villa. Porfillo et ses sbires avaient dû nettoyer la place : avec un agent de la DEA sur le carreau, eux non plus ne voulaient pas avoir affaire à la police. Ça ne disait pas si Schober resterait à San Pedro, si Manuela tiendrait sa langue comme elle le lui avait promis…
Elle et Stefano s’étaient séparés après une courte mais intense discussion dans sa voiture. Il lui avait dit ce qu’il savait sur les activités occultes de Schober, son implication dans les meurtres et son intention de le voir finir ses jours en prison. Elle n’avait émis aucun commentaire, se contentant d’opiner. Ils ne s’étaient pas étreints en se quittant, trop secoués sans doute par ce qu’ils venaient de vivre, mais le regard de Manuela le hantait toujours. Pourquoi lui avait-elle sauvé la vie ? Pour se racheter de ses fautes ? Parce que, comme lui, une infime parcelle de son cœur l’aimait encore ? Stefano était bouleversé, par elle, la mort perpétuée dans son sillage. Le monde qu’il s’était bricolé depuis son retour d’exil avait été pulvérisé. Il avait laissé Popper se faire lyncher par les gamins, abattu deux hommes, peut-être trois avec Carver, et il se sentait prêt à en tuer d’autres, qu’importe les conséquences…
Des animitas — « petites âmes » — ponctuaient les bas-côtés, cortège funèbre de sépultures baroques rappelant le prix humain payé à l’expansion d’un pays en perpétuel chantier. À chaque kilomètre ou presque se dressaient des croix blanches et des couronnes de fleurs pour célébrer le dieu du pneu, du gasoil. Stefano se concentra sur l’asphalte, d’interminables lignes droites tirées au cordeau sur un désert de rocaille et de cactus où s’extrayait la première richesse de la nation : les mines du Nord, l’or poussiéreux du Chili.
Il profita d’une station-service pour faire le plein d’essence et d’empanadas. Gabriela ne rappelait pas. Eux aussi devaient être en route. Stefano était resté évasif au téléphone après la fusillade. Il y avait des douilles de P38 un peu partout sur la scène de crime et il ne voulait pas les mouiller si on l’accusait. Il n’avait pas dit non plus ce que le couple Schober représentait pour lui. Gabriela s’apitoierait sur son destin d’homme floué quand lui avait un goût de sang dans la bouche. Ils étaient convenus de se retrouver à San Pedro d’Atacama, où Schober était parti pour affaires. Pour eux cela seul importait…
D’autres kilomètres se couchèrent sur l’asphalte, le laissant divaguer au fil de ses pensées. Manuela était partout, dans les nuages qui striaient le ciel, les tombes de bord de route, les traces d’accident. Stefano revoyait son visage au moment de se quitter, les larmes qui affleuraient à ses paupières sans dire leur nom et ce dernier regard fuyant dans la nuit de Valparaiso. Qu’en ferait-il ? Le paysage changea sans qu’il y prît garde. Quelques chevaux égarés dans des champs arides broutaient les maigres racines que le soleil épargnait ; d’un côté l’océan Pacifique, les crêtes éblouies des vagues partant en fumée d’embruns, de l’autre des kilomètres de cactus et de poussière. Il entrait dans le grand désert du Nord qui s’étendait jusqu’en Bolivie et au Pérou. Des nids d’arbustes s’accrochaient à la terre, asséchés par le soleil et le sel marin, autant de lagunes vides, domaine des oiseaux et du vent…