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L’après-midi s’étirait comme un ruban incandescent. Stefano coupa par le littoral et Taltal, fit une nouvelle pause avant de rejoindre la funeste Ruta 5. Une route superbement monotone, où des larmes de fatigue se mêlaient à d’autres plus anciennes. Les camions par dizaines arpentaient le désert, fourmis guerrières dans une course au profit qui ne faisait pas de prisonniers : des bouts de pneus éclatés jonchaient la route à deux voies, des bouts de ferraille, de carcasses après les freinages d’urgence dont témoignaient les barrières défoncées. Toujours aucune nouvelle de la tuerie chez Schober à la radio… Stefano atteignit Antofagasta avant la nuit, un enfer de baraquements, de machines, de tubes, de cheminées crachant du sable, des camions toujours, lourdement chargés et soulevant des torrents d’air âcre.

Ses yeux le brûlaient. Il dépassa un fort en pneus façon Mad Max, puis le pénitencier austère qui marquait la fin de la zone industrielle ; tombant de fatigue, il loua une chambre à la sortie de la ville.

C’était un hôtel-dortoir pour mineurs conçu comme une prison, avec ses coursives et ses escaliers en fer, ses chambres minuscules et sa télé plantée face au lit simple comme ultime gage d’abrutissement. Le tenancier demanda deux mille pesos pour la nuit, qui devinrent bientôt cinq cents. Stefano avala les restes d’empanada froids et appela Gabriela. Elle et l’avocat avaient pris un vol pour Antofagasta via Santiago, loué une Mercedes à l’aéroport et ralliaient la petite station balnéaire de Mejillones pour la nuit. Stefano n’épilogua pas au téléphone : le bureau indigène de San Pedro n’ouvrant pas avant le lendemain, ils se donnèrent rendez-vous là-bas à neuf heures et se souhaitèrent bonne nuit.

Le lit de la chambrette était rudimentaire mais bienvenu après les kilomètres de poussière ; exténué, Stefano s’endormit aussitôt et ne rêva pas. Ni de Manuela, ni d’autre fantôme du passé, le P38 à portée de main, en guise de comité d’accueil.

* * *

Il y a des femmes qui, arrivées à l’hôtel après un long voyage, prennent un bain moussant et se passent de la crème sur le corps jusqu’à ce que leur peau de lait d’amande imprègne les sens alentour, d’autres une douche et s’habillent en vitesse ; Gabriela installa son matériel vidéo sur la tablette et, la batterie de sa GoPro mise à recharger, transféra les données de sa carte SD sur son ordinateur… Elle avait monté « la mort de Patricio » à Lota, la séquence dans la décharge alors que Stefano attendait les secours. Un mauvais moment qui, elle l’avait juré, ne serait pas vain : ses images étaient la mémoire vive de leur enquête.

On entendait l’eau ruisseler dans la salle de bains où Esteban se douchait. Gabriela lui avait caché la scène suicidaire tournée l’autre nuit sur la plage de Quintay, leur idée horrible de la filmer au milieu des vagues, cette folie inconsciente qui aurait dû la tuer : ce que la Mapuche avait vu lors du gllellipum lui faisait encore froid dans le dos. Le danger, avec lui, était aussi irréel.

Un vent tiède coulait par les stores ouverts. La vidéaste visionnait les derniers rushes quand Esteban sortit de la salle de bains, torse nu.

— Comment va ta main ? lui lança-t-elle.

— Pas pratique pour se doucher mais ça va…

Les plaies de son crâne en partie résorbées, l’avocat avait insisté auprès du docteur Romero pour se faire poser un plâtre en résine plutôt que de garder les attelles, sans quoi il ne pourrait enfiler son costume qui revenait du pressing. Le médecin l’avait prévenu qu’un simple plâtre ne réparerait pas ses doigts fracturés, qu’ils le feraient souffrir jusqu’à la fin de ses jours, mais il avait baissé pavillon devant son sourire d’ange crevé. Leur destin se jouait ailleurs, à l’autre bout du pays.

Trois cents kilomètres les séparaient encore de San Pedro, où ils avaient rendez-vous avec Stefano. Un couple de trentenaires tenait un lodge isolé sur la côte d’Antofagasta. Sous une paillote, des jeunes alanguis sur des canapés design fumaient des pétards à la lueur du crépuscule. Gabriela et Esteban avaient loué un des bungalows qui donnaient sur la mer avant d’éparpiller leurs affaires, pour la plupart achetées dans des boutiques d’aéroport. La décoration de la chambre était simple, les lumières indirectes, avec un grand lit et des murs en terre ocre. Le sweat débraillé de Gabriela avait glissé sur son épaule, dévoilant la bretelle noire de son soutien-gorge ; Esteban approcha de l’ordinateur où elle s’escrimait à assembler ses scènes. Le visage de Luis, encore vivant sur l’écran, lui fit un sale effet. C’était aussi un témoignage à charge contre les carabiniers et le trafic à La Victoria…

— Qu’est-ce que tu comptes faire de ces images ? demanda-t-il.

— Je t’ai dit, un témoignage de la mort d’Enrique, fit-elle sans quitter l’écran des yeux. Une sorte de documentaire live, qui remontera jusqu’à Schober et ses complices…

Il resta un moment silencieux devant l’ordinateur. Gabriela lui avait montré ses œuvres plus anciennes à Lota, ses ébauches, notamment une fiction expérimentale d’une dizaine de minutes stockée sur sa machine. L’histoire en elle-même était assez banale (un couple qui rate tous ses rendez-vous jusqu’à se retrouver par hasard chez une tierce personne), l’intérêt résidait dans le décalage de chaque scène, filmée avec les bruitages et les dialogues de la scène suivante en colonne sonore, créant un chaos synchronisé rigoureusement minuté. Le résultat était surprenant, drôle parfois, un peu dadaïste — les retrouvailles du couple se déroulant en plein générique de fin… Une fille douée, pour la vie comme le reste. Rien à voir avec lui.

Esteban ne comprenait toujours pas son comportement l’autre nuit sur la plage de Quintay. L’alcool n’excusait rien. Qu’il s’avilisse aux yeux de ses parents procédait d’un suicide social volontaire, calculé, mais cette fille ne lui avait rien fait. Mieux, elle l’avait arraché des griffes de ses tortionnaires pour qu’il se réfugie à Lota, prenant tous les risques… Gabriela croisa son regard triste par-dessus son épaule.

— À quoi tu penses ? demanda-t-elle.

— À ton film…

— Ah ?

— Ce serait un moyen de piéger Schober.

— Tu veux dire, en le filmant à son insu ? Oui… Encore faut-il pouvoir l’approcher : il doit être sur ses gardes après ce qui s’est passé dans sa villa.

— S’il est toujours à San Pedro, Schober sera bien obligé de me parler.

— Avant de te loger une balle dans la tête, conclut Gabriela. Lui ou un de ses hommes.

L’océan grondait par la fenêtre du bungalow. C’est elle maintenant qui le regardait d’un air bizarre.

— Il est hors de question que quiconque retouche à un de tes cheveux, Roz-Tagle, dit-elle dans ses yeux bleu pétrole. C’est compris ?

Esteban caressa le creux de sa clavicule.

— On verra avec Stefano, dit-il.

— C’est tout vu.

Il lui sourit du bout des lèvres, caressant la peau fine de son épaule. Comment imaginer que le même homme l’avait abandonnée l’autre nuit dans les flots déchaînés ? Gabriela ne voulait pas croire au danger qu’il représentait, à ses zones de perdition, elle l’aimait comme ça, tendre, énigmatique, créatif. Esteban dut lire dans ses pensées. Il glissa sa main sous son sweat et prit son sein au creux de sa paume. C’était doux, onctueux, si joliment féminin. Il fourra sa langue entre ses lèvres pour goûter sa salive — encore. Ils n’avaient pas fait l’amour depuis trois siècles. Gabriela répondit à son baiser comme si elle n’attendait que ça, caressa son torse perlé d’eau et gémit de plaisir quand sa main plongea dans sa petite culotte.