— D’El Mercurio ?
— Non, des traces de poudre et de l’hécatombe à La Victoria.
— Ça changera quoi ?
— Réponds, tête de mort.
Les effluves de café se mêlaient au parfum de sa nuit.
— De la drogue, oui, peut-être, concéda Stefano. Ça n’explique pas comment Enrique a pu se la procurer, ni ce qui a pu provoquer sa mort. Celle des autres jeunes… La poudre est chère pour les gens des poblaciones, et Enrique n’avait que quatorze ans.
— Et si tout ça est manigancé ? fit Gabriela. Imagine que des salopards inondent La Victoria avec une nouvelle dope pour, je ne sais pas… éliminer les parasites.
— Comme dans un roman de gare.
— La réalité a toujours un pas d’avance sur la fiction.
— Ils n’iraient pas jusqu’à éliminer des gens, objecta Stefano. Pas physiquement… Il faut bien qu’ils paient les crédits qu’ils ont sur le dos.
L’ancien gauchiste avait toujours réponse à tout.
— Peut-être, mais La Victoria est un symbole de résistance, s’entêta la jeune femme. Beaucoup seraient heureux de rayer le quartier de la carte ou de le transformer radicalement… Il y a peut-être un projet immobilier dans les cartons, un plan de gentrification qui en effacerait aussi le passé.
— Personne n’a intérêt à soulever les banlieues. Et puis on n’a aucune preuve au sujet de la drogue, ni pour Enrique et encore moins pour les autres gamins, répéta-t-il.
Gabriela plongea le nez dans son maté.
— Les images que j’ai rapportées laissent quand même planer des doutes.
— Tu comptes en faire quoi, de ces images, les montrer aux carabiniers pour qu’ils arrêtent les dealers du quartier ? Vu comme Popper et ses hommes ont été reçus hier, ça m’étonnerait qu’ils se foulent pour ces pauvres gosses.
Stefano lavait la poêle, ses beaux cheveux blancs tout ébouriffés.
— Peut-être, concéda Gabriela, mais si Cristián et les autres familles se fédèrent, je peux les suivre dans leurs démarches auprès des carabiniers, faire un reportage sur l’affaire, qu’on diffuserait sur Señal 3… Les flics seront bien obligés de se bouger.
Il fit la moue.
— Tu sais, même si les familles des victimes se portent partie civile, sans un bon avocat pour les défendre, ça ne mènera à rien.
La Mapuche acquiesça le nez dans sa tasse vide tandis qu’il lavait la table. Stefano avait raison : l’indifférence envers les poblaciones était générale, et Cristián trop bouleversé pour mener une action en justice ; mais Gabriela était le genre de femme à payer ses dettes.
— Tu en connais, des avocats ? demanda-t-elle.
Stefano fouilla dans sa mémoire, n’y vit que des trous noirs.
— Aucun de confiance, dit-il.
Gabriela rumina ; le commis d’office qui avait défendu ses frères activistes portait de belles cravates et c’était à peu près son seul contact avec le milieu de la justice… Les hirondelles volaient par deux à la fenêtre quand Stefano brisa le silence ailé.
— Et Camila ? dit-il. Maintenant qu’elle est députée, elle doit connaître des tas d’avocats, non ?
Gabriela croisa son regard à deux faces : il n’y a pas de hasard, qu’une concordance des temps.
D’autant qu’au texto laconique envoyé dans la foulée (« Il faut que je te voie ») la réponse de Camila avait fusé (« Où ? »).
Le soleil perçait la brume grisâtre qui stagnait sur la capitale. Gabriela sortit de la bouche du métro Santa Lucía, attendit près de la pharmacie mapuche que le feu passe au rouge, traversa l’avenue O’Higgins au milieu d’une foule disciplinée en proie aux gaz d’échappement. Des jeunes faisaient claquer leur skate sur l’esplanade de la Bibliothèque nationale, un des bâtiments séculaires créés après l’Indépendance de 1815 ; elles avaient rendez-vous un peu plus loin, dans la verdure…
Les Mapuches l’appelaient Huelen — « douleur » — mais Pedro de Valdivia avait baptisé la colline « Santa Lucía », aujourd’hui point culminant et principal parc du vieux centre-ville ; Gabriela salua les étudiants qui vendaient des poèmes photocopiés devant les grilles, gravit les jardins arborés et trouva Camila ponctuelle sur la petite place aux dalles orange.
Midi. C’était la fin de l’été, la nature embaumait et la jeune députée resplendissait : teint halé, jupe fleurie à mi-cuisse, cheveux châtains détachés, un brillant à l’arcade, ses bientôt trente ans lui allaient mieux qu’aux autres. Gabriela ne le lui dit pas.
— Tu as un nouveau tatouage ? nota-t-elle.
— Oui…
Camila retourna son poignet pour dévoiler la phrase inscrite à l’intérieur de son avant-bras : « We are accidents waiting to happen »…
— « Nous sommes des accidents qui attendent d’arriver », traduisit l’étudiante comme pour mieux l’imprimer dans son cerveau. C’est un peu lugubre mais c’est joli… C’est de qui, John Kennedy ?
— Non, répondit Camila en souriant, Thom Yorke… Une glace, ça te dit ?
Refuge des amoureux et bouffée d’oxygène dans le poumon pollué de la ville, le parc de Santa Lucía grimpait jusqu’à la Torre Mirador et ses vieux canons sur roues pointés sur les immeubles de Providencia. Elles prirent des nouvelles après la manifestation de samedi, un cône à la vanille au kiosque où quelques gamins s’agitaient et s’assirent à l’ombre de Caupolicán, le chef autochtone dont la statue défiait toujours l’autorité winka.
Gabriela avait revêtu un jean moulant et un tee-shirt de fille qui soulignait la fluidité de ses bras. Camila y goûtait de loin, sa glace à la main.
— J’ai des échos de la Moneda, dit-elle. Il paraît qu’ils veulent ouvrir une commission spéciale pour l’éducation et chercheraient à nous y intégrer… Ils vont surtout chercher à nous enfumer. Il faut qu’on soit ensemble. Sur nos gardes. Affûtés.
Gabriela opinait en silence. Camila sentait qu’elle gardait ses distances mais la députée n’avait qu’une demi-heure devant elle.
— Bon, j’imagine que ce n’est pas pour parler de politique que tu voulais me voir.
— Non… (Gabriela releva la tête.) En fait, je cherche un avocat pour une affaire à La Victoria. Tu te souviens de Cristián, le journaliste de Señal 3 avec qui je travaille ?
— Bien sûr.
— Son fils a été retrouvé mort là-bas hier matin, dans un terrain vague. Enrique… Il n’est pas le premier, malheureusement.
Camila compatit. Señal 3 se faisait l’écho des mouvements sociaux, elle ne connaissait pas Cristián personnellement mais elle savait ce qu’il avait fait pour Gabriela à son arrivée à Santiago.
— C’est aux carabiniers de s’en occuper, dit-elle bientôt, en expédiant sa glace dans la poubelle voisine. Pourquoi faire appel à un avocat ?
— Les flics n’ont pas l’air pressés de mener une enquête et les médias ont à peine relayé l’info, répondit Gabriela. On a pensé qu’un avocat pourrait aider les parents des victimes à porter plainte collectivement… Tu connais quelqu’un qui ferait l’affaire ?
Pigeons et tourterelles s’encanaillaient sous les eucalyptus. Camila, qui fumait comme un pompier, réfléchit à peine.
— Hum… Il y a bien le type avec qui j’ai fini la nuit l’autre jour : Roz-Tagle… Esteban Roz-Tagle.
Gabriela haussa un sourcil.
— Depuis quand tu couches avec des mecs ?
— Depuis que tu ne veux plus coucher avec moi, salope.
Leur sourire spontané évacua la tension de leur entrevue.
— On s’est rencontrés dans un bar il y a un mois ou deux, poursuivit Camila d’un ton volontairement léger. Un rendez-vous de boulot au départ, avec un journaliste de Clinic que l’avocat voulait mettre sur un coup. Ça a vite dérapé… Tu verras, il est pas mal comme mec.