Il n’y avait plus de devenir machi, de morts, de mystères autour de Stefano, Schober, plus de film documentaire pour compromettre les tueurs, de signes à interpréter, de métempsycose. Gabriela attira Esteban vers le lit, prit son temps pour déboutonner son pantalon et le prit très lentement dans sa bouche. Il la prendrait bientôt tout entière, quand elle se donnerait sans compter les blessés et les morts qui rôdaient autour d’eux. En attendant elle effleura son gland par petites touches, puis l’avala jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un petit chat grimpé trop haut sur l’arbre, miaulant, là, entre ses lèvres.
Des camanchacas barraient l’horizon, ces nuages-spectres des Indiens disparus dont on disait qu’ils revenaient en bandes vaporeuses, au bon souvenir des winka…
Gabriela ne lâchait plus la main d’Esteban. Les rouleaux défilaient comme une traînée de poudre le long des dunes, sur des kilomètres. Elle frissonna dans la brise du soir. À l’autre bout de la baie, les petites lumières de Mejillones s’invitaient à la mort du crépuscule comme des lampions à la fête ; ils venaient de faire l’amour et la jeune Mapuche observait le spectacle de la nature avec un sentiment de déjà-vu… Quintay, le bord de mer où ils s’étaient réveillés parmi les pélicans, ce trou noir où ils étaient tombés comme d’une étoile, ce vide bouillonnant qui l’attirait, vertige horizontal : elle revoyait la scène vécue lors de sa transe, son combat pour remonter à la surface, jusqu’à l’apparition d’Esteban sous les nuages, si semblables aux spectres des camanchacas qui s’enfuyaient maintenant à l’horizon… Gabriela n’avait pas parlé de ce qu’elle avait traversé chez sa tante, ses visions fantastiques, terrifiantes, ces choses qu’elle avait vues pour la première fois de sa vie aussi distinctement. La machi n’avait rien dit au moment où elles s’étaient quittées mais elle avait senti son trouble, comme si un événement tragique surviendrait bientôt… Ana allait-elle mourir, lui cédant cette place dont elle ne voulait pas ? Y avait-il un lien entre ses dons de machi, « guerriers de l’invisible », et sa façon de filmer incognito ? Avait-elle une relation mystique avec l’âme d’Esteban ramenée d’entre les morts ?
Ils restèrent un moment silencieux devant la mer, hypnotisés par les roulements d’un Pacifique qui portait mal son nom. Le dernier rayon du soleil rasait les crêtes vif-argent des vagues qui allaient là, recrachant leur écume comme des baleines furieuses échouées sur le sable. Gabriela se lova dans les bras d’Esteban, comme le premier soir où ils s’étaient endormis ensemble. Amitié, poésie, tendresse, désir, peur, amour, elle éprouvait tout pour lui.
Les camanchacas avaient disparu à l’horizon, la nature s’était comme eux fondue dans le décor.
— Je voudrais rester là toute ma vie, dit-elle au milieu du fracas.
— Tu en aurais marre, Gab…
Mais il la serra un peu plus fort, comme si la meilleure part de lui-même pouvait lui échapper. Gabriela sentait le sexe, le parfum des fleurs cueillies plus tôt au fond de son ventre. Esteban la revoyait tout à l’heure sur le lit, les regards si étranges qu’elle lui adressait en tendant sa croupe pour qu’il jouisse en elle, des regards entre la surprise et l’effarement… Gabriela était le signe qu’il n’attendait plus, la rose dans son désert affectif, la Catalina de chair et d’os pour qui il achèverait son roman.
Sa rédemption.
10
Bouquet de verdure au milieu du désert, l’oasis de San Pedro d’Atacama était l’étape obligée pour visiter les splendeurs environnantes — geysers, lacs, salar, lagunes, réserves ornithologiques, volcans et formations rocheuses à plus de quatre mille mètres d’altitude. Si les bus et les tour-opérateurs s’y pressaient l’été, la saison était passée : hormis la petite place centrale où quelques touristes penchés sur leur carte buvaient un café, les rues de San Pedro étaient presque vides à l’heure où les premières boutiques ouvraient. La Mercedes arriva après une course de trois cents kilomètres, moteur fumant.
Parti à l’aube de sa chambre-cellule d’Antofagasta, Stefano attendait à la terrasse d’un bar près du marché couvert. Esteban repéra sa tignasse blanche à l’ombre, comprit au premier regard qu’il n’avait plus affaire au même homme. Des sutures dans les yeux, les traits tendus, presque durs, Stefano n’était plus le sexagénaire boiteux qui projetait des films dans un cinéma de quartier, il était l’ancien bras armé du MIR entraîné à réagir et tuer de sang-froid. Il n’avait donné aucune précision sur les morts semés sur sa route, ce qui s’était passé au juste dans la décharge et dans la villa de Schober, Esteban n’en demanderait pas : ce type était un vrai danger public.
— Ça fait plaisir de te voir, dit-il en l’abordant à la table où il finissait son petit déjeuner. La dernière fois, je te voyais double.
C’était juste après l’agression. Stefano se leva pour l’accueillir. L’avocat avait le crâne cabossé, la main droite prise dans la résine, le teint des convalescents et brûlait d’une fièvre qui n’était pas seulement due aux coups reçus. Gabriela suivait, tout sourire dans un jean délavé.
— Moi aussi je suis contente de te voir, tío, fit-elle en lui donnant l’abrazo.
Stefano prit l’étudiante dans ses bras — oui, c’était bon de la sentir vivante.
— Le bureau indigène n’ouvre pas avant dix heures, dit-il en désignant le bâtiment ocre de l’autre côté de la rue. Vous avez déjeuné ?
Un Atacamène peu disert tenait le bar-restaurant ; ils attendirent de recevoir la commande sur la terrasse pour évoquer l’affaire. Stefano ne savait pas le rôle exact de Carver, si d’autres agents de la DEA détournaient la cocaïne saisie pour le compte de Schober, mais la proximité d’un Américain n’avait pour lui rien de surprenant : la dérégulation imposée par les Chicago Boys de Pinochet avait servi de laboratoire à la mondialisation néolibérale de Reagan, bradant les richesses du pays aux entreprises privées et aux multinationales le plus souvent nord-américaines pendant que la CIA formait les agents chargés de mater les récalcitrants. Seuls les États-Unis n’avaient pas ouvert d’enquête concernant les crimes du Plan Condor, et Kissinger, la tête pensante de l’époque, avait toujours refusé de témoigner. La CIA avait fermé les yeux sur les assassinats extraterritoriaux, exploité les renseignements arrachés sous la torture : qu’un ancien criminel chilien comme Schober collabore avec un agent véreux d’une officine américaine et une multinationale d’extraction minière était dans l’ordre des choses.
— CIA, DEA, c’est plus ou moins le même combat, grommela Stefano.
Esteban se tourna vers Gabriela, qui avalait une tartine d’avocat aux épices.
— Il est toujours comme ça ? demanda-t-il après la diatribe de son ami gauchiste.
— Et encore, normalement il lit El Mercurio pour se mettre en train, dit-elle.
— Le journal de papa, ironisa-t-il.
Esteban croisa le regard de l’ancien miriste, un fossé où reposait un soldat mort.