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— Schober est impliqué dans un trafic à grande échelle avec des complicités à tous les étages, asséna Stefano. Il n’aurait pas commis ces meurtres et pris tous ces risques s’il ne se savait pas protégé. Il y a une histoire de gros sous, de pouvoir et de corruption derrière tout ça. C’est l’essence même du capitalisme.

— Il nous faut des preuves pour attaquer Schober en justice, fit Esteban, pas une série de cadavres.

— Tu diras ça à Porfillo quand tu le verras.

Un minibus de touristes partait pour une excursion vers les geysers. Esteban se demanda si Stefano portait une arme sous sa veste. Il alluma une cigarette, perplexe.

— Ça n’explique pas le lien entre la cocaïne et l’achat de terres dans la région, dit-il. Jamais Edwards ne se serait fourvoyé dans une histoire de drogue. Il y a autre chose, forcément, un business avec Schober…

— Sa nouvelle société minière ? avança Stefano.

L’avocat jeta une poignée de billets sur la table.

— C’est ce qu’on va vite savoir…

Le bureau venait d’ouvrir de l’autre côté de la rue.

* * *

La Loi indigène de la Concertation avait modifié les textes en faveur des peuples autochtones mais, si le Chili avait signé les grands traités internationaux pour leur reconnaissance, les territoires atacamènes restaient peu ou prou livrés à eux-mêmes. La pression des entreprises minières sur les agents de l’État s’était soldée par l’insertion de ces mêmes entreprises dans les Aires de développement indigène ; pour faire bonne figure, on laissait les Indiens gérer l’entrée des parcs nationaux, les femmes vendaient leur artisanat dans les ruelles de San Pedro mais les hommes continuaient de déserter la région pour travailler dans les mines, chair à canon d’une guerre économique livrée par tous contre tous.

Esteban avait défendu plusieurs mineurs de San José, ensevelis pendant plus de deux mois sous sept cents mètres de terre. Les « 33 », comme on les appelait ici. Passé le cirque médiatique qui avait suivi leur miraculeux sauvetage, les mineurs, qui croyaient monnayer leur récit sans plus avoir à travailler, avaient dû déchanter : roulés par l’agence d’avocats américains qui gérait leurs droits, souffrant d’alcoolisme, de claustrophobie exacerbée, la plupart durent retourner à la mine, quand ils n’avaient pas sombré dans la dépression. Esteban avait harcelé les autorités compétentes pour réclamer des indemnités compensatoires mais, malgré les certificats médicaux, ce qu’il avait obtenu au final était dérisoire — ils étaient des héros, oui ou non ?

Ils traversèrent la rue poussiéreuse sans un regard pour les chiens endormis le long des trottoirs. Le bureau de gestion des terres et de l’irrigation de San Pedro était tenu par une femme atacamène aux traits fatigués. Simple secrétaire (son chef était parti ce matin pour Calama), Eugenia regarda le cuico qui venait d’entrer avec un mélange de défiance et de curiosité : une jeune Mapuche l’accompagnait, et un homme aux cheveux blancs vêtu d’une veste en daim marron clair. Esteban se présenta comme avocat enquêtant sur une nouvelle société d’extraction minière, Salar SA, propriété de Gustavo Schober, sans réussir à dérider l’employée.

L’association autochtone n’avait aucune personnalité juridique ni aucun rapport concerté avec l’administration qui la chapeautait : elle se contentait surtout de faire entrer les cotisations et d’organiser les « prises d’eau ». Interrogée sur le sujet, Eugenia expliqua la situation, critique. Les communautés paysannes se regroupaient dans des ayllos, oasis d’altitude où s’écoulait l’eau des Andes, mais la pénurie avait créé des quotas. En l’absence de régulateurs et de surveillance — les ingénieurs et les technocrates qui édictaient les lois vivaient loin d’ici —, certains chefs de village s’octroyaient des débits d’eau supérieurs aux règles établies, vendaient leurs terres ou leurs vieilles mines à des sociétés privées qui, elles-mêmes voraces en eau, asséchaient les terres des petits exploitants locaux.

— Les nappes phréatiques ont été tellement pompées qu’il n’y a pas eu de fleurs ce printemps dans le désert, déclara l’Atacamène.

Gabriela soupira, les problèmes autochtones étaient les mêmes partout.

— Salar SA fait partie de ces sociétés privées ? demanda Esteban.

L’employée acquiesça.

— Je pourrais jeter un œil aux documents dont vous disposez ?

— C’est que… je ne suis que la secrétaire du bureau, dit-elle. Il faudrait demander l’autorisation à mon chef.

— C’est l’affaire de quelques minutes.

— Peut-être, mais…

— Je ne travaille pas pour les sociétés privées, précisa l’avocat, je défends au contraire des petits paysans qu’on essaie de spolier.

Eugenia croisa le sourire amical de la jeune Mapuche. Après tout… Les roulettes de sa chaise étaient voilées mais l’ordinateur en état de marche ; la secrétaire consulta sa machine sans un mot, tira plusieurs feuillets de l’imprimante qu’elle tendit à l’avocat de Santiago. D’après le document, des parcelles de trois à dix hectares avaient été vendues récemment à Salar SA, les premières quatre mois plus tôt, la dernière la veille : nom du vendeur, un certain Juan Pedro Alvillar… La signature de Schober figurait sur les actes de vente, comme gérant de la société acquéreuse.

— M. Schober est venu hier signer ces papiers, ici même ?

— Oui… Les gens d’ici aiment savoir à qui ils ont affaire, répondit-elle. On fait plus confiance à une poignée de main qu’à un fondé de pouvoir.

— Hum… Vous savez si Schober est toujours en ville ?

— Sans doute, fit Eugenia. Mon patron est parti à Calama pour une histoire de papiers manquants.

— Quels papiers ?

— M. Schober doit acheter les terres d’un de nos administrés…

— Quand ?

La secrétaire du bureau indigène pianota sur son clavier d’ordinateur.

— Aujourd’hui, normalement, dit-elle en prenant l’écran plat à témoin. Enfin, dès que les papiers seront arrivés de Calama…

Esteban bascula par-dessus le comptoir pour visualiser l’écran informatique : une parcelle de douze hectares achetée par Salar SA dans la zone du salar de Tara. Nom du vendeur : Elizardo Muñez. Il croisa le regard irisé de Stefano : Schober aurait besoin de la signature du dénommé Muñez pour officialiser la vente.

Esteban déplia la carte de la région sur le comptoir.

— Vous pouvez localiser les terres acquises par la société de Schober ?

Eugenia dessina bientôt des cercles rouges sur la carte. Les parcelles en question se situaient dans les hauts plateaux, autour du salar de Tara, bijou minéral dont les terres étaient inconcessibles… Pourquoi Schober avait-il acheté les terres qui ceinturaient le site protégé ?

— Il y a des mines ou des gisements là-haut ?

— Pas à ma connaissance, répondit la secrétaire.

— Vous connaissez M. Muñez ?

— C’est un mineur à la retraite qui ne descend plus de sa montagne, expliqua Eugenia. Il n’y a plus grand monde là-haut…

— Pourquoi, le manque d’eau ?

— Non… Au contraire, il y a une nappe phréatique sous ses terres, une des rares qu’on trouve si haut… Non, ajouta l’Atacamène, le problème de Muñez, ce serait plutôt l’alcool. L’alcool et tous les produits chimiques qui lui ont déglingué la santé…

* * *

Une route goudronnée grimpait vers les hauts plateaux de l’Atacama, succession de collines d’herbes rases et touffues dont les couleurs douces tempéraient mal leur nervosité. D’après les indications d’Eugenia, Elizardo Muñez habitait un hameau au bout d’une piste, quelque part en bordure du salar… Gabriela conduisait la Mercedes, un œil sur Esteban qui somnolait à l’arrière, shooté par les antalgiques. Il ne s’était pas plaint une seule fois depuis leur départ de Lota. Ses doigts fracturés devaient pourtant lui faire mal, songeait-elle en surveillant le rétroviseur central… Stefano se tenait à ses côtés, l’esprit vagabondant par la vitre de la voiture. Il pensait toujours à Manuela, à ce qu’ils avaient vécu l’autre nuit dans la villa. Il avait d’abord été dur avec elle, lui reprochant des faits survenus à une époque où tout était différent. Qu’elle ait aimé sincèrement ou non l’officier de la DINA n’y changeait rien. En se mettant au vert sans prévenir Schober de leur traque, c’est lui aujourd’hui qu’elle trahissait. Payait-elle ses dettes envers son passé ou sauvait-elle sa peau, encore une fois ? Une pensée l’effleura, absurde : et si elle le faisait pour lui ?