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Les montagnes crevaient les cieux quand ils quittèrent la portion d’asphalte. Un chemin caillouteux filait entre les gigantesques créations minérales. Ils croisèrent un troupeau d’alpagas en plein vent qui s’enfuirent à leur passage, traversèrent des vallons lumineux aux lacs endormis, dévalèrent des collines abruptes où gisaient des carcasses rouillées de camions, des bouts de pneus, de plastique… des détritus laissés par les humains. La Mercedes gravit quelques pitons, navigua entre les sculptures de roche qui jaillissaient de terre, beautés brutes esseulées au milieu du désert. La route grimpait encore. Eux mâchaient des feuilles de coca, silencieux devant le spectacle nu de la nature. L’horizon soudain s’élargit, vert et bleu à perte de vue. Ils ne croisèrent plus que de rares fermes, petits points perdus dans les herbes, des arbustes jaunes fouettés par le vent et des aigles souverains.

Quatre mille huit cents mètres d’altitude : l’air était si pur qu’il semblait redessiner les contours.

— On ne devrait plus être très loin, dit Stefano, penché sur la carte.

Les volcans surveillaient le vide, titans anthracite au calme apparent — l’un d’eux était toujours en activité. Gabriela ralentit bientôt, puis roula au pas sans cesser de scruter l’immensité vierge.

— Qu’est-ce qui se passe ? fit Stefano.

Ils étaient au milieu d’une ligne droite, pour ainsi dire seuls au monde.

— Là-bas, fit l’Indienne en désignant la plaine, il y a quelque chose…

Trois petits plots, alignés comme des soldats de plomb… Muñez habitait à quelques centaines de mètres, le hameau qu’on apercevait sur les contreforts du volcan.

— Allons jeter un œil, dit Esteban à l’arrière.

La Mercedes garée sur le bas-côté, ils foulèrent la steppe en direction des monticules. Dévalant les sommets des Andes, un vent glacé les cueillit à mi-chemin. Gabriela colla son sac à main sur sa poitrine pour se protéger du froid, Esteban marchait devant, les pans de sa veste malmenés par les bourrasques, Stefano fermait la marche. Ils arrivèrent gelés. Les trois monticules aperçus de loin étaient en fait des cylindres de canalisation fixés dans un socle de béton : trois puits, ou sondes de prospection d’eau souterraine, qui n’étaient pas l’œuvre d’un fermier.

Esteban inspecta les cylindres d’acier, chacun fermé par un gros cadenas. Il y avait une petite plaque scellée au métal : Salar SA.

La société de Schober.

La secrétaire atacamène parlait d’une nappe phréatique sous les terres de Muñez.

— Aucun puits n’était mentionné sur les cartes du bureau indigène, nota Stefano.

— Non… Mais les mines ont besoin d’eau, fit Esteban.

— Celles que compte exploiter Schober ? Tu crois que c’est pour ça qu’il achète les terres de Muñez, pour l’eau ?

— On dirait, puisque la mine de son père n’a jamais rien donné… Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas. Le salar de Tara est un site protégé : Schober va les creuser où, ses mines, si celle de Muñez et les autres terres achetées sont vides de minerais ?

Une détonation retentit alors dans la montagne. Un coup de feu, suivi d’un second, dont l’écho brouillait le vent. Ils se regardèrent, interloqués.

— Ça vient du hameau de Muñez, souffla Gabriela.

* * *

Une piste sèche grimpait au village de montagne. Les tirs avaient cessé mais personne n’était rassuré dans la voiture. Ils n’avaient qu’un vieux P38 et les détonations étaient celles d’un fusil. C’était l’avis de Stefano. Ils le croyaient sur parole. Gabriela ralentit à l’approche du hameau, gara la Mercedes le long de la piste.

Des ruelles poussiéreuses, la croix blanche d’une église inclinée comme une pipe de stand forain, des maisons en parpaings sans portes ni fenêtres tombant en ruine : l’ayllo semblait abandonné depuis des années. Ils claquèrent les portières, épiant les ombres derrière les éboulis. Il n’y avait aucune trace de véhicule, ni de présence humaine, juste une ville où les fantômes des mineurs tiraient à balles réelles… Stefano marchait devant, le Parabellum sous sa veste. Le froid était prégnant mais le vent moins violent à l’abri du volcan. Quelques baraques écroulées les menèrent à l’ancienne place du village, elle aussi désertée… Leurs regards se croisèrent — où était passé le tireur ? On n’entendait plus que le craquement du sel sur les parois de la montagne et la bise qui leur mordait le visage.

Une brève tornade souleva les scories de la rue, qui se dispersèrent en masses tourbillonnantes. Le braiment incongru d’un âne les tira de leur torpeur. Ça venait d’un peu plus haut. Ils gravirent la petite pente et découvrirent un enclos à l’angle d’un four à pain d’argile en partie détruit. L’âne en question avait grise mine, ses oreilles pelées comme des oranges, et le regard aussi doux que sa peine semblait longue. Une maison était accolée à l’enclos, un bâtiment en parpaings avec une porte close et une grange abritant une moto. Une vieille 125.

— Il est là, souffla Esteban.

Stefano saisit son arme. Gabriela caressait le museau de l’âne avant de les suivre, quand un vieillard édenté jaillit soudain de la maison, un fusil à la main.

— Vous venez pour les caranchos ? lança-t-il, l’arme braquée à hauteur de poitrine.

Ils ne firent plus un geste. La peau tannée par les intempéries, l’Atacamène les transperçait du regard.

— Vous venez pour les caranchos ? répéta-t-il en désignant le P38.

— Heu, non… (Esteban fit signe à Stefano de ne pas intervenir.) Non, c’est vous qu’on vient voir, monsieur… Vous êtes bien Elizardo Muñez ?

— Bah oui !

L’ancien mineur était vêtu d’un gros poncho de laine aux couleurs évanouies, d’une casquette NYC et d’une paire de bottes fourrées en caoutchouc.

— C’est pas pour les caranchos que vous êtes là ? répéta-t-il. Saloperies de bêtes ! Des nuisibles, des nuisibles de la pire espèce qui s’en prennent même à mon âne ! (Il s’exaltait tout seul.) Ah ! On a beau leur tirer dessus, ils reviennent toujours à la charge ! À croire qu’ils évitent les balles, les maudits salauds !

Six dents tenaient encore à sa mâchoire, dont deux valides, tandis qu’il faisait des moulinets avec sa carabine.

— Dites, fit Esteban, ça ne vous dérange pas de ranger votre fusil ? Vous allez blesser quelqu’un si ça continue.

— C’est pour les caranchos, radotait-il, ils sont partout !

Son haleine empestait le mauvais alcool et ses yeux roulaient, atomisés. Muñez baissa son arme sans même s’en rendre compte.