Выбрать главу

— Il n’y a plus personne dans le village ? demanda Esteban avec innocence. Vous vivez seul ici ?

— ‘sont partis ! fit l’autre d’un geste circulaire. Tous ! Il reste que moi !

À voir sa mine soudain joviale, la solitude ne semblait pas lui déplaire. Muñez dévisagea le cuico au costume noir poussiéreux sans s’étonner de sa main plâtrée, puis il prit un air suspicieux comme s’il venait de réaliser quelque chose.

— Si vous êtes pas là pour les caranchos, pourquoi vous êtes là alors ?

— Pour la vente de vos terres, monsieur Muñez, répondit Esteban. Elles sont à vendre, n’est-ce pas ?

— La mine de mon père ! Pardi qu’elle est à vendre ! Hé, ça vaut de l’argent !

— Un bon paquet même, monsieur Muñez.

— Pardi !

Esteban croisa le regard de Gabriela, qui filmait tout depuis son sac.

— Dites-moi, poursuivit l’avocat, il y a quoi dans cette mine ?

— Y a eu mon père, répondit-il au débotté, trente ans qu’il est resté là-dedans ! Ha ! Quand on l’a retrouvé, son squelette était rien que du sel !

Un bout du fils était visiblement resté dans la mine. Esteban surfa sur le chaos.

— Mais aujourd’hui il y a quoi, monsieur Muñez ?

— Rien, rien du tout ! Rien du tout parce qu’il n’y a jamais rien eu ! Ah, pour ça qu’il s’est crevé pour rien, le paternel !

— Mais vos terres sont quand même en vente, s’ingénia l’avocat.

— Tout ! certifia-t-il. Tout est à vendre !

Les bras noueux du vieil Indien moulinaient sous le poncho. Douze hectares, d’après l’acte consulté au bureau indigène.

— Mon père est tombé dans la mine, s’agita Muñez, pff ! On a remonté sa momie ! ‘pouvez en faire du caillou !

L’âne eut un braiment plaintif depuis l’enclos, qui n’arrangea pas la prestation de son maître. Cet homme était clairement fou.

— Vous savez qu’il y a de l’eau dans vos terres, monsieur Muñez ?

— Pour sûr !

On ne l’aurait pas cru, à voir sa tête azimutée.

— Elles s’étendent jusqu’où, vos terres ? tenta Esteban.

— Là-bas, là-bas !

Ses bras s’envoyaient paître au pied du volcan, vers les puits découverts tout à l’heure.

— Il y a eu des sondes pour évaluer les nappes phréatiques : ça ne figure sur aucun des documents que j’ai pu consulter. Vous êtes au courant ?

— J’ai ma réserve, rétorqua l’édenté.

Il désigna la citerne de l’autre côté de la cour. Un dialogue de sourds.

— Schober doit acheter vos terres aujourd’hui, non ? Personne ne vous a appelé pour convenir d’un rendez-vous ?

— Bah, si, le gars de San Pedro ! Bon Dieu, il faut que je descende à la ville ! réagit soudain Muñez comme sous le choc d’une révélation. Voilà que vous allez me mettre en retard ! Je serais déjà parti si ces sales bêtes avaient pas attaqué l’enclos !

Le vieil Indien tenait toujours sa carabine à la main, une Winchester flambant neuve. On ne pouvait pas dire la même chose de la moto qui prenait la poussière sous la grange.

— C’est Schober qui vous a offert ce fusil, dit Esteban.

— Pour tuer les caranchos ! Des démons, ces bêtes-là ! certifia l’ancien mineur.

— Sûr.

Esteban gambergeait devant l’enclos. Il pensait à Schober, qui attendait Muñez au bureau de San Pedro, au film de Gabriela et aux preuves qu’il leur manquait pour le confondre… Il se tourna vers Stefano, désigna la carabine du vieux cinglé.

— Tu saurais tirer avec ça ?

C’était un modèle récent, semi-automatique.

— Hum, fit l’intéressé dans un haussement d’épaules.

Esteban arracha la Winchester des mains de Muñez et la passa à Stefano qui, sourd aux protestations de son propriétaire, l’évalua rapidement : mire, magasin, queue de détente, la carabine semblait en parfait état.

— Je n’ai jamais essayé, mais oui, dit-il.

— Précisément ?

— Ça dépend de la distance… Pourquoi ?

* * *

Elizardo Muñez n’avait pas fait d’histoires pour vendre ses terres. La mine l’avait avalé cru et recraché à moitié fou, le cerveau brûlé par le soleil du désert et les émanations chimiques. L’Atacamène vivait seul dans un ayllo perdu qui n’avait qu’une richesse : son eau.

Comme les autres paysans de la région, Muñez avait tenu à signer les papiers avec l’acheteur en direct. Gustavo Schober venait d’avoir Vitorio au téléphone, le responsable du bureau de gestion des terres de San Pedro parti le matin régler les problèmes de papiers à Calama, la ville administrative de la région. Vitorio avait récupéré les fameux tampons manquants et leur avait donné rendez-vous dans l’après-midi, le temps pour le vieux cinglé de descendre de son nid d’aigle.

Schober attendait le coup de fil du bureau indigène, anxieux, pressé. Le rancho loué pour l’occasion était à dix minutes de voiture, il réglerait vite l’affaire et pourrait enfin rentrer à Valparaiso. Gustavo appréhendait de retrouver la villa. Andrea ne donnait pas de nouvelles, elle n’était pas rentrée et les détectives n’avaient toujours aucune piste. Il se tramait quelque chose, et il commençait à croire que ce diable de Porfillo avait raison : il aurait déjà reçu une demande de rançon si Andrea avait été enlevée. Sinon pourquoi le laisser dans l’expectative ?

Non loin de là, son complice grattait les verrues épaisses de ses phalanges, visiblement contrarié. Gustavo lui avait demandé une fois pourquoi il ne se les faisait pas enlever, et il avait récolté une fin de non-recevoir : c’était ses verrues… Drôle de type. Ils n’étaient pas amis. Les amis ont le même humour, et Porfillo était un rustre. Efficace, mais brutal. Il errait comme un ours de la terrasse à sa chambre climatisée, aveugle au spectacle des roches embrasées. Un médecin était venu soigner son doigt arraché et la douleur le rendait teigneux. Il grommelait contre Muñez, les retards administratifs, la chaleur, les lézards qui s’aventuraient sous ses pas, le gros pansement à sa main droite et le feu lancinant qui en émanait.

Moins nerveux, Busquet surveillait l’entrée du rancho depuis son pliant, le chemin de terre et les bosquets de l’oasis, un soda à la main. Ils jouaient aux cartes de temps en temps tous les deux, rien de plus. Pas la même génération : Busquet ne pensait qu’aux bagnoles, aux filles customisées qui allaient avec. Un bon chauffeur, on ne pouvait pas lui enlever ça. Mais l’arme à la main, même avec l’auriculaire réduit de moitié, Porfillo le rectifierait en moins de deux…

« La chevauchée des Walkyries » résonna alors sous les arcades de la terrasse où le boss se morfondait. Sa ligne domestique. Gustavo décrocha en voyant le numéro de Muñez — il devait être arrivé au bureau de San Pedro…

— Monsieur Schober ?

— Qui est à l’appareil ? se renfrogna-t-il.

Ce n’était pas la voix du vieux fou.

— Esteban Roz-Tagle, l’associé d’Edwards.

Gustavo mit le haut-parleur et adressa un signe à Porfillo qui, alerté par l’expression de son visage, approcha.

— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-il bientôt.

— Vous proposer un marché…

— Quoi ? Quel marché ?

— Muñez est avec moi, annonça l’avocat. Je vous le rends, lui et ses terres, contre la réponse à quelques questions et une requête… Appelons ça un arrangement compensatoire pour les victimes de La Victoria.

Gustavo pâlit à l’ombre de la terrasse. Roz-Tagle le suivait à la trace.