— De quoi parlez-vous ? dit-il, décontenancé.
— Des terres que vous convoitez près du salar et du cinglé qui les possède. Muñez ne signera aucun acte de vente avant que nous ayons une petite discussion tous les deux. La police n’est au courant de rien pour le moment mais cela pourrait ne pas durer.
Un blanc passa dans les ondes. Il croisa le regard suspicieux de Porfillo.
— Je n’ai pas confiance, maugréa Gustavo.
— Moi non plus je n’ai pas confiance en vous, Schober, pas une seconde. Mais nous avons encore un moyen de régler cette affaire entre nous. C’est ça ou je balance tout à un juge… Retrouvons-nous à sept heures au salar de Tara, enchaîna-t-il d’une voix ferme. Muñez sera là. Il y a environ trois heures de route depuis San Pedro : en partant maintenant, vous devriez y être bien avant la nuit.
Gustavo regarda sa montre. Le délai était trop court pour mettre un plan B en marche.
— Si c’est un coup fourré…
— Sept heures au salar de Tara, dit-il avant de raccrocher.
11
— Tu n’as pas plus risqué comme plan ?
— C’est le meilleur, fit Esteban.
— Se jeter dans la gueule du loup, grognait Stefano, tu appelles ça un plan.
— Schober ne se rendra pas compte que je le filme, assura Gabriela. J’ai l’habitude de le faire. Son témoignage vidéo fournira les preuves qu’il manque pour envoyer ces salopards en prison.
Ils échangeaient des regards de connivence. L’avocat comptait attirer Schober au lieu de rendez-vous, l’interroger et le pousser aux aveux pendant que Gabriela filmait la scène depuis son sac. Stefano, caché près de là avec la carabine, se chargerait de tenir en respect les hommes de Schober s’ils devenaient nerveux. Il serait leur unique protection.
— Sauf que tout repose sur moi, objecta Stefano.
— C’est toi le héros de l’histoire, dit Esteban en guise de réponse. Sans tes coups de force, on serait encore à chercher Schober sur Internet.
— Il a raison, renchérit la vidéaste.
Stefano secoua la tête. Deux inconscients. Adossé à l’enclos où somnolait son âne, Muñez recomptait ses doigts à défaut de son argent.
— S’ils n’obtempèrent pas, reprit Stefano, ou si je rate mes cibles ? Il y a trop de facteurs aléatoires.
— C’est un risque à prendre… Et puis j’aurai ton P38, dit Esteban.
— Tu as vu l’état de ta main ? Tu n’es même pas capable de le tenir.
— Je suis gaucher, déclara l’avocat.
— Ah oui… Et dis-moi, jeune homme, fit Stefano en le regardant dans les yeux, tu as déjà tiré sur un être humain ?
Esteban haussa les épaules.
— Ce qui compte, c’est d’être capable de le faire, non ? Et puis si tout se passe comme prévu, je n’en aurai pas besoin.
Les deux hommes se sondèrent.
— Je t’aime bien pour un cuico, dit Stefano, mais Gabriela aussi risque de se faire tuer.
— C’est vrai, Gab, concéda Esteban en se tournant vers l’intéressée.
— Va te faire foutre, Roz-Tagle, je viens avec toi… Je viens filmer.
Son air buté rappelait soudain son âge. Stefano ronchonnait toujours. Que l’avocat joue sa vie à la roulette le regardait, mais il entraînait Gabriela dans son opération-suicide. Il ne pouvait pas comprendre la perte qu’il lui causerait ; il n’y a que les aristocrates à se moquer de l’avenir.
— Ne t’en fais pas pour nous, tío, abrégea-t-elle, une fois les aveux de Schober en boîte, on lui livre Muñez et ils repartent à San Pedro pour signer les papiers. Au moindre signe de danger, tu interviens.
Ils étaient convenus d’un code — un bras levé — mais Stefano continuait à ne pas aimer ce plan…
Seule une piste en cul-de-sac permettait d’accéder au salar. Schober chercherait à baliser le terrain mais en se positionnant derrière les flamants roses, de l’autre côté de la rive, Stefano avait une chance de passer inaperçu aux yeux des tueurs. Venant de San Pedro, il leur faudrait au moins trois heures pour rejoindre le lieu de rendez-vous. Ils avaient profité du battement pour parcourir les trois kilomètres, roulant au pas pour ménager l’âne qui clopinait à la suite de la Mercedes.
Il était maintenant plus de six heures au tableau de bord et le vent secouait l’habitacle. Dans l’attente, plus personne ne parlait. Ils s’étaient tout dit, répété dix fois le plan pour piéger Schober, dans les détails, mais la peur grimpait à mesure que trottait l’horloge. La tête collée à la vitre arrière, Muñez scrutait le ciel comme si les caranchos allaient plonger sur eux façon Messerschmitt. Stefano gambergeait à ses côtés, la carabine calée entre les jambes. Il avait repéré le lac tout à l’heure mais il serait loin des cibles et son temps de réaction limité en cas de coup dur… Esteban fumait à l’avant, la vitre entrouverte. Il écrasa sa cigarette. Six heures vingt au tableau de bord.
— J’ai faim, se plaignit Elizardo.
— Mâche ta coca, le rembarra Gabriela.
— Et ma Winchester ?
— La ferme, on t’a dit.
Dehors le vent emportait tout. Les minutes duraient des heures dans l’air confiné de la voiture. Schober ne devrait plus être très loin maintenant. Stefano appréhendait l’idée de se séparer ; Gabriela serait seule avec Esteban et, même armé du pistolet, il ne ferait pas le poids face à un tueur aguerri comme Porfillo…
— Ça va être l’heure, annonça l’avocat.
Trop tard pour tergiverser. Stefano boutonna sa veste, empoigna la Winchester et jeta un dernier regard à Esteban.
— Tu me la ramènes vivante, hein…
— Compte sur moi.
Gabriela tentait de lui sourire mais Stefano sentit l’angoisse qui montait au moment de se quitter. Du doigt, il caressa sa joue.
— Fais attention à toi, petite.
— Promis, tío.
Il poussa la portière de la Mercedes, le cœur lourd.
— Allons-y, lança-t-il à Muñez.
D’une blancheur aveuglante, le salar de Tara s’étendait jusqu’aux montagnes boliviennes ; Stefano détacha l’âne qui grelottait près du pare-chocs, fit signe à l’ancien mineur de monter sur son dos.
— On va où ? demanda Muñez, qui semblait avoir tout oublié.
— Faire une balade.
À près de cinq mille mètres, le manque d’oxygène accélérait la déshydratation, interdisant tout effort prolongé : Stefano cala une nouvelle feuille de coca contre ses gencives, remonta le col de sa veste pour se protéger du vent gelé et, tirant l’âne par la bride, se dirigea vers le massif anthracite du volcan. La voix de l’Atacamène se perdait dans les rafales — une histoire de dollars sans queue ni tête où passait le fantôme de son père enseveli. L’âne avançait sans rechigner sur le chemin caillouteux ; ils grimpèrent à flanc de montagne, slalomant entre les sculptures rocheuses et les éboulis. Enfin, après vingt minutes de marche hiératique, ils atteignirent le piton rocheux repéré un peu plus tôt.
Stefano reprit son souffle après l’ascension. Plus bas dans la lagune, des centaines de flamants picoraient avec ferveur l’eau turquoise du lac, spectacle grandiose dans le soleil déclinant. Muñez se tenait perché sur son fidèle compagnon, impassible.
— Tu restes là jusqu’à ce qu’on te fasse signe de descendre, lui rappela Stefano, OK ? Si tu fais ce qu’on te dit, tu auras ton argent.
— Les dollars !
— C’est ça.
Le vieil Indien sourit sous son poncho de laine. Difficile de deviner ce qui filtrait encore dans ses circuits brouillés. Enfin, la carabine à la main et les poches alourdies de cartouches, Stefano dévala la pente qui menait au salar. La coca réduisant sa bouche à un bain d’amertume, il rejoignit la terre ferme et avança contre le vent.