Occupés à leur tâche, les échassiers ne bronchèrent pas à son approche. Stefano repéra la Mercedes de l’autre côté du lac, composa le numéro d’Esteban. Ils firent un test d’écoute, concluant : malgré un bruit de fond constant dû au vent, il entendait correctement la voix de l’avocat… Stefano évalua ses chances de faire mouche en cas de complications. Deux cents mètres : sans lunette de visée et avec ce vent, il avait une chance sur deux de rater sa cible. Sans compter les oiseaux qui lui bouchaient la vue.
Il se déplaça à pas comptés pour ne pas les effrayer, trouva une position de tir adéquate. La visibilité était meilleure, l’angle assez large pour une protection maximale. Il s’allongea sur le sol craquelé, la carabine à portée de main, et attendit… Le temps passa, anxiogène. Elizardo Muñez n’avait pas bougé du piton, trois cents mètres plus haut. Non, Stefano n’aimait pas ce plan… Un bruit de moteur se fit alors entendre au loin. Il aperçut la poussière soulevée par un véhicule, nuage rapide dans les rafales, et se tapit un peu plus contre le sol.
Le 4 × 4 stoppa au sommet de la butte qui dominait le salar. Deux minutes passèrent, interminables… Stefano ravala sa salive à la coca : il tenait la vie de Gabriela entre ses mains.
Un couple de caranchos tournoyait au-dessus de la lagune. Hormis cette tache sombre et mouvante, le ciel était d’un bleu limpide sur le salar. Esteban et Gabriela attendaient à l’abri de la Mercedes. Le vent violent des hauts plateaux ramenait l’écume de sel vers la rive, soulevant les vaguelettes du lac turquoise où s’affairaient les flamants. Nulle âme humaine à des kilomètres à la ronde. Stefano était pourtant quelque part, de l’autre côté du rivage…
Esteban fumait par la vitre entrouverte, ressassant les équations mortelles dans sa tête martelée. Une boule lui nouait le ventre. Contrecoup de la mort d’Edwards. Imminence du danger. Émoi. La fin de l’histoire. De vieux sentiments remontaient de ses entrailles, comme si tout se jouerait là, bientôt, des sentiments anciens où Gabriela n’avait pas de place. Les derniers rayons du soleil glissaient le long des crêtes. Le vent secouait l’habitacle de la Mercedes comme s’il voulait entrer. Esteban se taisait, le visage sombre derrière ses lunettes. Gabriela non plus n’était pas tranquille. Elle devrait approcher de Schober pour avoir une chance de capter ses paroles : ils avaient fait un test sonore tout à l’heure mais les tueurs se méfieraient. Certes, ils étaient convenus d’un signal visuel avec Stefano en cas de problème (un bras dressé et il ferait feu en guise de sommation), mais s’ils avaient décidé de les liquider, sans autre forme de procès ?
On apercevait Muñez et son âne au sommet d’un piton rocheux, presque invisible dans la masse grise du volcan. Ils lui avaient promis les dollars de Schober, un rancho à San Pedro où ses vaches ne craindraient plus les attaques des rapaces, un raccourci du bonheur qui avait fait son chemin dans son cerveau calciné… Bientôt sept heures au cadran du tableau de bord. Esteban vérifia pour la dixième fois le chargeur du P38, la balle logée dans la chambre, avec des envies de meurtre.
Il pensait toujours à Edwards torturé dans le ventre de sa mère, à la fausse couche à laquelle elle avait échappé dans les sous-sols du stade de Santiago quand ses geôliers avaient été privés de viol, à l’appel à la barbarie du blason national — « Par la raison ou par la force ». Il pensait à ce médecin fils de bourgeois, Salvador Allende, qui, ramassant les cadavres d’enfants dans les rues, avait effectué plus de mille cinq cents autopsies des victimes de la pauvreté, cette époque où le Chili faisait partie du tiers-monde malgré ses richesses, avec des taux de mortalité infantile effarants — malnutrition, maladies, mauvais traitements, carences irrémédiables, parents décédés ou livrés à eux-mêmes, un enfant pauvre sur quatre n’atteignait pas ses dix-huit ans —, ce médecin devenu politicien pour que les enfants cessent de mourir dans son pays, Allende bâtissant le premier Parti socialiste sans argent, battant campagne avec la seule aide de la population, les cheminots, les ouvriers, les artistes, quarante ans de lutte désespérante avant d’enfin accéder au pouvoir, Allende qui, sachant que les carences alimentaires altéraient à jamais le cerveau des enfants, avait comme première mesure gouvernementale fourni du lait aux plus petits quand ils arrivaient à l’école, pour qu’ils aient au moins une chance de grandir, mais c’était déjà trop pour les cuicos du genre Roz-Tagle, la CIA, Nixon, qui avait vociféré auprès de son ambassadeur : « Il faut buter ce fils de pute ! »
Esteban pensait à son enfance, à sa famille, à son père et son grand-père, son arrière-grand-père et ceux qui avaient précédé dans la céleste lignée, ces gens cultivés et respectables qui lui avaient menti toute sa vie, jusque dans sa généalogie intime, sa famille, ses amis, ses professeurs — mensonges ! mensonges ! Il repensait à son enfance à Las Condes, La Reina, avec ses espaces verts, ses universités high-tech et ses clubs de sport, une vie parallèle où les gens comme lui bénéficiaient du tout-à-l’égout quand, les eaux torrentielles de l’hiver dévalant les Andes en charriant tout sur leur passage, les canalisations des plus déshérités débordaient de merde faute de raccordements dignes de ce nom — la cuvette de Santiago, la bien nommée, où fermentait le peuple, la populace qui n’aurait jamais aucune part du gâteau.
L’esthète avait brillé à l’université sans se soucier de qui pouvait y accéder, on avait tracé son chemin sans dire qu’on avait effacé celui des autres, et lui avait tout gobé. La menace communiste ? L’URSS et les pays de l’Est avaient fermé leurs ambassades pendant que les « camarades » se faisaient massacrer par la clique de Pinochet. La probité du vieux Général ? Possédant une simple voiture le jour du coup d’État, il avait vécu dans un bunker doré, détournant des millions de dollars sans jamais répondre d’aucun de ses crimes, du sang jusque sur les dents.
Esteban en vomissait des vipères.
Son père, l’irrésistible Adriano Roz-Tagle, n’avait pas collaboré avec la dictature, il s’était contenté de s’enrichir en récupérant les services publics bradés au privé, il avait accaparé les moyens de communication en attendant l’heure où il faudrait faire avaler la pilule d’une transition en douceur à la population et sauver la face d’un État de délinquants. Dans ce grand écran de fumée, Esteban avait eu une star pour mère, ce miroir aux alouettes où la pauvre croyait voler, rien que du piteux, du rêve cosmétique dont la nostalgie, c’était peut-être le pire, la faisait boire, boire pour oublier qu’elle n’était plus qu’une alcoolique accrochée au strapontin d’une dernière séance commencée sans elle. Dans sa chair, ses cellules, son sang, Esteban s’était senti infiniment trahi : ses parents, sa famille, les livres d’école, la société entière et les gens qui la constituaient lui avaient menti en Cinémascope, comme quelqu’un apprenant adulte qu’on l’a adopté, un séisme silencieux. Son propre passé était devenu illégitime, l’argent qui lui revenait illégitime, les femmes qui lui tombaient crues dans les bras illégitimes, ses amours même avaient été illégitimes, de simples accointances de classe, tout était faux, gâché, pourri, comme s’il avait vécu jusque-là l’existence d’un autre, d’un imposteur. En partageant le cabinet d’avocats avec Edwards, en culbutant les petites princesses de son rang sans en aimer aucune, en respirant l’air de l’appartement payé avec l’argent de ses parents, Esteban n’avait jamais vécu qu’en imposteur. Même écrivain, il serait un imposteur. Un Roz-Tagle. La distance qui le séparait des gens ordinaires avait été intégrée dans le corps social du pays, celui d’un malade : lui s’était désintégré du corps social.