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Il avait explosé en vol.

Tout était à vendre au Chili. Même la Villa Grimaldi avait été bradée à un militaire à la fin de la dictature, avant de devenir un lieu de mémoire sous la pression des associations de victimes. C’est là qu’Esteban avait reçu le coup de grâce.

La Villa Grimaldi se situait dans le quartier de La Reina, où ses parents avaient acheté leur manoir. Esteban visitait ce parc enfin paisible où, au gré des témoignages, on pouvait croiser les visages des torturés, des disparus, ces photos noir et blanc aux silences douloureux — infiniment douloureux…

Dans le jardin de la Villa Grimaldi, chaque rose portait le nom d’une femme assassinée. Un tendre hommage pour celles qui avaient connu l’enfer. Esteban était tombé devant l’une de ces victimes, Catalina Ester Gallardo Moreno… Pourquoi ce jour-là ? Pourquoi elle ? Son sourire d’une modernité folle, ses cheveux à la garçonne, son air pétillant et gai, sa jeunesse jurée à la face du monde, toute cette beauté qu’on avait mordue au visage pour lui apprendre à vivre, aujourd’hui réduite à une étiquette dans un parterre de fleurs ensoleillé : cette vision l’avait foudroyé.

Esteban était tombé amoureux d’une fleur, une rose rouge du nom de Catalina, par aversion pour les siens : un choc dont il ne s’était pas relevé.

Les lits électrifiés où on attachait les gens comme elle, les électrodes dans le vagin et le rectum qui les convulsaient de douleur, leurs hurlements de terreur sous les yeux de leurs frères ou maris qu’on forçait à regarder, les baignoires où on les étouffait, les viols, les viols collectifs, les viols par des bergers allemands, ceux qu’on jetait des hélicoptères attachés à des rails de chemin de fer pour éviter qu’ils ne remontent à la surface, le cadavre d’un enfant retrouvé trente ans plus tard avec douze balles dans le corps, les sévices qu’il fallait « interpréter dans le contexte », tous ces mensonges avalés maelstrom, tourbillon, pourriture, Allende autopsiant les enfants le cœur brisé, le même acculé au suicide dans la Moneda en flammes, Víctor Jara supplicié, quarante ans et autant d’impacts de balles dans la peau, un massacre riant pour des bourreaux qui savaient à peine lire, Catalina la petite pute rouge qui avant de devenir une rose en avait pris pour son grade : les larmes qui avaient coulé ce jour-là à la Villa Grimaldi coulaient toujours.

Víctor Jara aux mains cassées, Catalina, les héros de ses livres étaient des morts.

Gabriela sur le siège oublia les rares nuages dans le ciel tombant : Esteban lui tendait une feuille de papier pliée qu’il venait de sortir de sa poche.

— J’ai écrit ça pour toi, dit-il.

— C’est quoi ?

Sa main tremblait un peu.

— La fin de l’histoire.

Gabriela déplia la feuille, suspicieuse. Elle découvrit un texte manuscrit, une sorte de poème en prose, reconnut la petite chanson de Catalina à son Colosse qui manquait encore à son Infini cassé… Elle acheva la lecture et redressa la tête.

— Ça veut dire quoi ?

— Que l’histoire finit mal, Gab.

Elle s’ébroua sur le siège de la Mercedes — c’était bien le moment d’avoir cette discussion.

— Celle de ton livre, dit-elle, pas la nôtre.

— C’est pareil, non ?

Esteban la regardait comme s’il pouvait trouver dans l’éclat de ses yeux noirs la réponse qui le sauverait, mais la nuit était tombée du mauvais côté des astres.

— Il faut que je te dise quelque chose, enchaîna-t-il. Au sujet de cette foutue nuit à Quintay… Je me suis souvenu de ce qui s’est passé en sortant du coma : je t’ai filmée, Gab, avec ta caméra. J’ai filmé ta noyade… Et si tu t’en es sortie, ce n’est pas grâce à moi. Moi je t’ai abandonnée au milieu des vagues, comme un lâche. Le dernier des lâches que j’ai toujours été…

La Mapuche ravala sa salive. Ainsi lui aussi avait « vu » cette scène.

— Je ne suis pas à la hauteur, dit-il. De ton amour, de ta magie… Regarde-moi, fit-il en prenant sa main brisée à témoin, je suis tout juste bon pour la casse. Alors que toi…

Gabriela serra les dents : l’homme qu’elle aimait avait des serpents dans la tête. Une force maléfique testait son pouvoir de machi, ou quelque génie malin, mais elle n’avait pas ramené son âme d’entre les morts pour qu’il lui claque comme une bulle de savon entre les mains.

— Écoute bien ce que je vais te dire, Roz-Tagle… J’ai grandi avec le feu et le vent, ils me parlent. Si tu as perdu l’esprit des pierres et des morts, pas moi. Je peux relier le passé au présent, entendre la voix de la Terre et calmer les volcans pour tes beaux yeux, je peux même courir après tes avatars et te les ramener indemnes, sur n’importe quelle plage où tu auras été assez cinglé pour m’emmener… Ça te paraît valable comme suite à notre histoire ? Je peux aussi t’en inventer une autre, lâcha-t-elle, une histoire plus meurtrière ; je pourrais par exemple te dire que j’aime les femmes parce qu’un homme à la peau vérolée m’a coincée un jour sur le chemin de l’école, un type laid à vomir qui jurait de trancher la gorge de ma sœur si je parlais. Et celle de l’école religieuse où on enfermait les sauvages comme moi pour nous apprendre à vivre, tu la connais ? Et l’histoire de la petite machi qui soigne l’âme de son amant en se noyant sous ses yeux, tu veux l’entendre par la voix de qui ? Pour toi, je suis capable d’inventer n’importe quoi, jusqu’à un avenir dont tu ne soupçonnes même pas l’existence ! Ce qui s’est passé cette nuit-là sur la plage fait partie d’une autre histoire, la nôtre ne fait que commencer, OK ?!

Gabriela cherchait des mots d’amour, les mots qui sauvent, mais un 4 × 4 dévalait la colline.

Schober.

12

Moins quinze degrés la nuit, deux ou trois le jour, et des vents hostiles qui fouettaient les herbes rases : ils ne se rendirent pas compte tout de suite qu’ils étaient si haut dans la chaîne montagneuse. La route qui menait au salar de Tara n’était pas particulièrement abrupte, c’est au col seulement qu’une pancarte indiquait l’altitude, près de cinq mille mètres, et la route grimpait encore.

Busquet conduisait le Land Rover. Près de lui, Gustavo Schober avait les yeux rivés sur les monts déchiquetés des Andes, ruminant son ressentiment comme des perles acides. Il avait toujours maîtrisé, organisé, planifié, brillamment exécuté : aujourd’hui Roz-Tagle le traquait et il avait un coup d’avance. Comment avait-il remonté sa piste ? Porfillo se taisait à l’arrière du 4 × 4, le doigt douloureux malgré les médicaments, mais il n’en pensait pas moins : la petite pute du MIR n’avait jamais été qu’une girouette opportuniste vendue au plus offrant. L’amour aveuglait Gustavo, c’est avec son cul qu’elle s’était sauvée, rien d’autre. Porfillo était sûr qu’elle avait vendu la mèche au tireur dans la villa — l’achat de terres à San Pedro, son silence après la fusillade pour laisser le temps à Roz-Tagle de débusquer Muñez…

Busquet donnait des coups de volant pour éviter les obstacles. Ils avaient croisé un minibus de touristes qui rentrait d’excursion sur la partie goudronnée une demi-heure plus tôt, avant de bifurquer sur la piste menant au salar. Depuis, plus rien que de la caillasse et du vent. Trois heures de route les séparaient de San Pedro, où Schober avait suspendu le rendez-vous au bureau indigène. Ils longèrent des statues de roche, d’improbables monticules géants défiant la pesanteur, et un troupeau de vigognes craintives à flanc de colline que Busquet chassa à coups de klaxon sous les encouragements de Porfillo. Marrant de les voir courir vers les crêtes comme si elles avaient le diable aux fesses — vigogne, lama ou guanaco, ils ne voyaient pas la différence.